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Chroniques
Donaueschinger Musiktage 2017 – épisode 2
Ilan Volkov dirige le Südwestrundkunk Sinfonieorchester
À viser un panorama quasiment complet des diverses expressions musicales contemporaines, l’édition 2017 des Donaueschinger Musiktage prise un éclectisme foisonnant, sinon déroutant. Entre le concert monographique Emmanuel Nunes entendu en fin de journée [lire notre chronique] et le présent programme, impossible d’accuser la manifestation de sectarisme ! Tout y est, de la performance sonore à l’invention à travers des formes plus traditionnelles ou des médiums nouveaux, voire en devenir, sans oublier les incursions dans des domaines jusqu’à lors considérés comme parallèles, pour ne pas dire subalternes, dans certains cas. Pas d’esthétique de prédilection, durant ces trois journées tous azimuts que nous suivons avec passion, mais un brassage à large spectre, comme un marché où collecter quelque(s) perle(s).
Les quatre pièces de ce soir sont toutes des commandes de la Südwestrundkunk qu’on donne en première mondiale. Pour The news in music (Tabloid lament) de Thomas Meadowcroft, l’Australia Council fut associé à l’institution radiophonique allemande. Né en Australie en 1972, Meadowcroft s’est installé aux États-Unis où il s’est approché de George Crumb. Après un bref passage par l’Angleterre puis par Paris, il vit désormais à Berlin. Son travail fut notamment remarqué à la Volksbühne, en mars 2015, avec Von einem, der auszog, weil er sich die Miete nicht mehr leisten konnte de René Pollesch et Dirk von Lowtzow, un spectacle dont l’hybridité fit polémique. Friand de l’écriture pour percussions et habitué des créations radiophoniques, l’artiste livre cette fois une sorte de kaléidoscope de phrases entendues sur les ondes. Annonces et mises en garde se font vite les moteurs d’une surinformation envahissante, celle que notre société vit au quotidien. Détourner les outils de cette surenchère revient-il à s’en libérer ? Pour l’auteur, c’est peut-être le cas. Pour l’auditeur, se trouver ici aussi confronté à cette brutalité de notre monde mène à l’épuisement, surtout dans la vaste hétérophonie patchwork au ton épique, tour à tour de western ou de voyage intersidéral – d’une manière ou d’une autre, c’est toujours la conquête (de l’Ouest ou de l’espace), LE sujet étasunien par excellence ne change pas. Bien sûr, The news in music opère sur le mode parodique, mêlant l’énoncé météorologique à un jazz symphonique de bon aloi, des séquences répétitives à la verve héroïque, dans une critique sans doute motivée par un bon sentiment mais totalement stérile à l’écoute. Que faire, sinon admirer la gestuelle énergique et très lisible d’Ilan Volkov durant près d’une demi-heure ?...
Quant à lui, Bernhard Lang est né à Linz (Autriche) en 1957. Formé au piano et à la philosophie, il s’est activement intéressé à l’histoire du jazz (se produisant d’ailleurs en tant que pianiste au sein de plusieurs groupes pour lesquels il réalisa également des arrangements). À Graz, il fut l’élève de Gösta Neuwirth puis de Georg Friedrich Haas – dont nous découvrions le Concerto pour trombone et orchestre ici-même, l’an passé [lire notre chronique du 16 octobre 2016]. L’univers du jazz est omniprésent dans sa nouvelle œuvre, DW28 « … loops for Davis », pour clarinette basse et orchestre spatialisé (Reinhold Braig). Il s’agit d’une élaboration à partir d’un échantillonnage réalisé par informatique. Des boucles sont formées, après la naissance sur un podium séparé de l’orchestre et placé dans le public, podium comprenant une contrebasse, deux claviers, une batterie et Gareth Davis, le soliste qui ouvre la pièce dans un souffle frénétique ininterrompu. Sur le plateau frontal, le tutti devient une énorme machine répétitive, rouleau-compresseur infernal avec lequel lutte la clarinette-basse. Après une sorte de cadenza qu’on jurerait improvisée, de style free déjanté, la frénésie revient, puis un grand geste spectaculaire avec les cris de la clarinette-basse montant désespérément dans l’aigu tandis qu’une pédale d’orchestre s’effondre lentement dans un gouffre. Mais ce n’est pas le final : il faut encore compter avec un nouveau bœuf du concertino sur le podium ! Cet hommage de Bernhard Lang [lire nos chroniques de Monadologie VII « …for Arnold » et de Schrift 3] à Miles Davis (1926-1991) et Eric Dolphy (1928-1964) est interrompu par une voix parlée.
Clairement investie par l’esthétique du collage postmoderne, la soirée se poursuit avec Archaic Jam pour orchestre et électroniqueen temps réel du plus jeune des compositeurs réunis, le Norvégien Øyvind Torvund. Né en 1976, ses maîtres furent Ivar Frounberg, Michael Finnissy et Julio Estrada. Il présente cette œuvre comme la tentative d’un retour aux origines, « une musique encore informée, comme la première mélodie de nos ancêtres de l’âge de pierre » (brochure de salle). Jam signifie confiture : « l’archaïque comme un soupçon de paradis, état d’innocence idyllique […] comme confiture-hippie avec quoi faire de notre mieux dans ce monde voué à la destruction ». De prime abord, on aurait pu craindre un autre déferlement de bons sentiments, venus étouffer l’inventivité musicale. Il n’en est rien : Torvund radicalise le collage dans un tel foisonnement d’effets sur une durée relativement brève (dix minutes) qu’il réussit cet exploit de l’humour en musique, évoqué récemment dans nos colonnes [lire notre chronique du 23 septembre 2017]. Le résultat n’est jamais joli ni uniquement revendicatif : Archaic Jam, dont seul le dernier cinquième recourt aux pauvretés répétitives,invente et se réinvente drument, dans un climat des plus colorés.
Né entre Rhin et Meuse en 1962 (à Viersen, non loin de la frontière néerlandaise), Andreas Dohmen aborda la musique avec la contrebasse, puis la composition à la Folkwang Hochschule d'Essen, auprès de Dieter Torkewitz. À la fin des années quatre-vingt, il gagne Sienne et son Accademia Chigiana et rencontre l’enseignement décisif de Franco Donatoni. Depuis, ses œuvres sont jouées par de nombreuses formations et régulièrement distinguées par des prix prestigieux. a doppio movimento pour guitare électrique, harpe, piano et grand orchestre échappe totalement à la tendance collage vérifiée par les trois autres pages au programme. Dohmen avance sans s’encombrer du monde, du temps, de l’avenir – « l’art trouve sa perfection en lui-même et non au dehors », Oscar Wilde. Embrassant les caractéristiques spécifiques des instruments qu’il choisit – joués par Andreas Mildner (harpe), Yaron Deutsch (guitare électrique) et Nicolas Hodges (piano) –, il parvient à imposer un monstre fabuleux qui les assemble avec génie. La langue chargée de la guitare brouille les saveurs, souvent avec la complicité de la percussion. Le langage de Dohmen repose sur lui-même, sa propre élaboration, loin d’un positionnement par rapport à l’histoire, même si le propos instrumentiste compositionnel interroge l’histoire de l’instrument. La dramaturgie de l’œuvre est globalement inquiète. Une partie centrale d’apparence plus calme effleure les violons sur les entrelacs obstinés des solistes. À la fin d’une impressionnante cadenza de harpe surgissent les sons étranges de la guitare, trouble, puis le piano, plus tardivement, utilisant lui aussi des sons brouillés en intervenant directement sur les cordes. Ponctué par des cuivres ardents, a doppio movimento s’efface dans une coda chuchotée. Il est de loin l’opus pour lequel nous sommes heureux d’avoir assisté à ce concert !
HK