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Double Points : ΟΥΤΙΣ
chorégraphie d’Emio Greco et Pieter C. Scholten
C'est le dispositif scénique qui impressionne d'emblée, avant même que le spectacle ne débute… On découvre en entrant deux « grappes » inquiétantes descendant très bas, composées d'une trentaine de projecteurs chacune – comme la présence fantomatique et préfigurée des deux personnages à venir. Les musiciens sont alignés sur le côté, le chef loin d'eux, côté adverse, près du percussionniste. L'action scénique se résume à peu de choses : le soprano traverse la scène latéralement à plusieurs reprises, déclenchant une série de projections sur un écran circulaire placé au fond, les interventions chorégraphiées intervenant en alternance.
Le projet Double Points: OYTIΣ est le résultat d'une triple collaboration initiée en 2004 entre les chorégraphes Emio Greco, Pieter C. Scholten (EG|PC) et le compositeur Hanspeter Kyburz [lire notre chronique du 10 novembre 2005]. Pour cette troisième version, le nouvel élément dramatique est constitué par la présence du soprano coréen Yeree Suh dans le rôle de Pénélope se lamentant sur le héros absent. L'évolution narrative se fait sur cinq scènes où alternent l'attente immobile et le déchaînement des mouvements illustrant les péripéties du voyage d'Ulysse. Emio Greco est au cœur d'un dispositif interactif complexe permettant de coordonner ses gestes à la trame musicale en temps direct. Le danseur est équipé d'un système de capteurs de mouvements au niveau des mains et des jambes ; ce système lui permet de générer des séquences électroniques préenregistrées, en lien avec la partition de Kyburz. Le travail du plasticien Joost Rekveld vient compléter en filigrane ce dispositif, par l'ajout de projections vidéo en parfaite adéquation avec le jeu d'ombres et de lumières.
Dans les premières séquences, l'écriture vocale baigne dans un léger halo réverbérant duquel émergent de longues notes stratosphériques. Le sujet mythologique (retour d'Ulysse et attente de Pénélope) est largement occulté par la beauté de ce chant mélismatique, malgré la minceur d'un livret (en langue anglaise) d'un symbolisme sensuel assez mièvre. L'attention se porte rapidement sur les projections qui semblent en connexion directe avec la prosodie : hypnotiques variations géométriques, vermiculage, irisations ondulées etc.
L'élément vocal forme un contraste statique avec l'énergie vibratoire de la chorégraphie. Le flux vibratoire du corps d'Emio Greco réagit à l'agitation musicale avec laquelle il dialogue en permanence. Ce flux continu se traduit par un vocabulaire gestique jouant sur les ondulations et les désaxements du corps. C'est à la fois solidement ancré au sol et spatialisé, notamment par l'utilisation des bras comme de véritables sismographes sensoriels. La maîtrise gestuelle et la retranscription des stimuli sonores se doublent d'une oreille exceptionnelle. On s'amuse avec lui à l'occasion d'un insolite duo avec Jean Deroyer – le chef et le danseur face à face, lancés dans une imitation réciproque. Le danseur indique la fin de ses interventions par un geste vertical très bref et retourne au fond de la scène en laissant la place au soprano. À la longue, l'aspect systématique de ces transitions détourne quelque peu l’attention et ramène à la lecture du livret pour retrouver le fil narratif.
Musicalement, Kyburz propose un discours basé autour de la brillance de la texture sonore. On aime cette défragmentation de sons tubés, ces trouées de notes délirantes qui s'échappent d'un piccolo fiévreux. Tout se construit sur un réseau aléatoire de fréquences aiguës, de sons vrillés et contondants. La musique se déplace d'un babil instable et trillé en chute soudaine de tension, phases où tout devient liquide et d'une épaisseur obscure. Ce jeu de va-et-vient entre musique et danseur projette une effusion non contrôlée de notes heurtées, bruits de clés, fracas des percussions qui laissent Emio Greco disloqué, comme groggy après cet uppercut sonore. Une dernière ondulation au piccolo, un bruissement feutré d'infrasons et… silence.
DV