Chroniques

par bertrand bolognesi

Dukas par Hervé Billaut
Bach (via Busoni et Liszt) par Nikolaï Demidenko

Lille Piano[s] Festival / Conservatoire et Théâtre du Nord
- 15 juin 2013
Nikolaï Demidenko joue Bach via Liszt et Busoni au Lille Piano[s] Festival
© mercedes segovia

Notre parcours lillois se poursuit samedi avec trois récitals choisis parmi les vingt moments que propose la journée la plus chargée du festival. Nous commençons avec un programme entièrement consacré à la musique de Paul Dukas, donné par Hervé Billaut dans la salle ovale du Conservatoire. Notre préambule d’hier évoquait la diversité des lieux utilisés pour les concerts en suggérant une réserve qu’il ne développait pas [lire notre chronique de la veille]. C’est le moment d’en parler : si cet auditorium semble idéal pour le quatuor à cordes, le clavecin, la guitare ou la harpe, son acoustique largement réverbérante dessert assez évidemment le piano qui, quoi qu’on fasse, y paraîtra toujours heurté. Cette précision peut s’avérer de taille selon le musicien à se produire là.

Hervé Billaut ouvre son récital par La plainte, au loin, du faune, pièce de 1920 imaginée en hommage à Debussy disparu deux ans plus tôt, « une sorte de Tombeau à la manière baroque, une déploration », explique l’interprète. De cette page résolument moderne il souligne adroitement les audaces, à situer entre Debussy et Scriabine, où surgit le motif flûtistique de L’après-midi d’un faune.

Il poursuit avec la monumentale Sonate en mi bémol mineur de 1900, en quatre mouvements qui occuperont quelques quarante minutes. Avec son côté presque grégorien, Modérément vite débute dans une austérité bientôt contredite par un thème lyrique à l’élan presque wagnérien, plainte grave à la fluidité extrêmement « accompagnée », pour ainsi dire. L’inquiétude est extrême. Le deuxième épisode suspend momentanément la tourmente dans un motif recueilli, « immatérielle rêverie » selon Hervé Billaut, qui élève un chant d’inspiration schumannienne. La lecture affirme un grand souffle qui brosse d’assez loin une dynamique qui mériterait sans doute qu’on l’aborde plus dans le détail. Vivement, avec légèreté fait ses gammes dans une hargne orageuse, puis s’achève en « épopée fantastique » (le pianiste, toujours). Des accords en choral introduisent Très lent, le dernier mouvement, plutôt mal transmis par l’acoustique qui n’en laisse retenir que la lourdeur.

Deux heures plus tard, l’Australien Roger Woodward commence son menu par les Estampes de Debussy. Une grâce concentrée cisèle Pagodes dans un éventail expressif foisonnant. L’artiste attend longtemps la fin de la résonnance avant d’entamer La soirée dans Grenade, prenant visiblement la mesure de l’espace sonore difficile. Moins colorée que celle de Jonas Vitaud (hier), cette version ne manque toutefois pas de caractère. Les Jardins sous la pluie rencontrent ensuite une tragique urgence de conte noir qui s’achève dans une virtuosité extérieure et brutale, malheureusement.

Ce recueil prenait la place initialement prévu par Mists de Xenakis, Roger Woodward étant un spécialiste de ce compositeur et un grand habitué du répertoire contemporain. Faut-il voir la « déprogrammation » de cette œuvre comme la prise de conscience des conditions acoustiques du Conservatoire ?... Toujours est-il que la Fantaisie chromatique et fugue en ré mineur BWV 903 de Johann Sebastian Bach surprend par son approche heurtée, sur-pédalisée, pétulante même, qui respire peu – une exécution en Place de Grève ! Ne faisant pas le déplacement pour le seul plaisir d’y laisser nos tympans, nous choisissons de nous épargner la sonate de Beethoven et de reposer notre écoute avant le concert du soir.

Et s’il est un seul moment pour lequel il fallait être à Lille ce week-end, c’est bien celui-là ! Le pianiste britannique d’origine ukrainienne Nikolaï Demidenko [photo] défend un précieux programme Bach dans les transcriptions de Liszt et Busoni, au Théâtre du Nord. Après un effet d’annonce grandiloquent comme il se doit, la Fantaisie et fugue en sol mineur BWV 542 version Ferenc Liszt expose son sujet dans une sonorité infiniment discrète. Avec un brio finement contrôlé, Demidenko infléchit une nuance profondément travaillée mais sans manière, sur un son sainement dégraissé. Sa lecture cultive la clarté, y compris dans la fugue délicatement perlée qui ne se laisse pas saisir.

Une respiration dramatique habite les premiers pas de la Chaconne en ré mineur BWV 1002 adaptée par Ferruccio Busoni. Sans quitter un certain recueillement, le ton grandit vers un déploiement virtuose qui conjugue imperceptiblement son relief avec une imagination musicale rare. La ciselure conclusive est drue. Ich ruf zu dir, Herr BWV 639, d’une élégance un peu fruste dans son humble pudeur, puis Wachet auf, ruft uns die Stimme BWV 645 dans une dense tendresse un rien feutrée, introduisent Nun komm der Heiden Heiland BWV 659 qu’une expressivité ronde érige en moment suprême de la journée (trois Choral-Préludes de Bach-Busoni).

Terminer son récital par la fameuse Toccata et fugue en ré mineur BWV 565 pourra paraître osé. Après une Toccata musclée dont la péroraison redondante agit par hypnose, la fugue surgit comme d’elle-même, évoluant dans une grande intériorité que le public se garde de briser par des applaudissements trop précoces. Un très grand moment, assurément, que nous vous invitons à écouter sur France Musique le jeudi 1er août à midi et demi.

BB