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Chroniques
Edgar
opéra de Giacomo Puccini
Sur la scène lyrique internationale, l’année 2024 aura été celle du centième anniversaire de la disparition de Giacomo Puccini. Si de nombreuses représentations en ont témoigné de par le vaste monde, ce fut principalement, peut-on commenter à sept semaines du Nouvel An, en donnant à entendre comme à voir les opus du Toscan de toutes façons les plus joués. Mais, après avoir lancé la commémoration en amont via une nouvelle production de La bohème dont on se souviendrait [lire notre chronique du 31 mai 2023], l’Opéra Nice Côte d’Azur enfonça le clou en offrant un Gala Puccini par Ermonela Jaho, la reprise de Madama Butterfly de Daniel Benoin que nous y avions vu il y a quelques années [lire notre chronique du 17 mars 2013], puis avec la Messa di Gloria au début de l’été. À l’inverse de bien des maisons qui se sont contentées de ressortir des greniers les spectacles archivés, celle-ci s’associe avec l’Opéra national de Lorraine et le Teatro Regio de Turin pour livrer non seulement une rareté absolue mais encore un quasi inédit, puisqu’à la version connue, si l’on peut dire, d’Edgar, ces coproducteurs ont préféré la mouture originale en quatre actes.
Suite au vif succès rencontré par son premier opéra, Puccini est sollicité par l’éditeur Giulio Ricordi qui lui commande un nouvel ouvrage en vue d’une création à La Scala (Milan). Et c’est une nouvelle fois dans la littérature française que Ferdinando Fontana va puiser son sujet. Après le romancier Alphonse Karr (fils du compositeur bavarois Heinrich Karr et l’oncle de la fameuse féministe catalane Carme Karr i Alfonsetti) dont il avait emprunté à la nouvelle Les Villis pour Le Villi, fort applaudi à Milan, au Teatro Dal Verme, dès le 31 mai 1884, le librettiste tessinois se prend de passion pour le théâtre d’Alfred de Musset, plus précisément le drame en cinq actes versifiés La coupe et les lèvres (1831) dont il adapte très librement l’argument pour sa seconde collaboration avec le musicien. Près de quatre ans plus tard, le grand chef verdien Franco Faccio – il est également compositeur, on lui doit un bel Amleto [lire notre chronique du 28 juillet 2016] –, qui déjà avait œuvré à la diffusion des ouvrages wagnériens sur les scènes italiennes, fit naître Edgar le 21 avril 1889 à La Scala… qui ne le garderait à son affiche que trois soirs tant le public demeure indifférent, peut-être dérouté, après l’opéra-ballet en un acte d’environ cinquante minutes (Le Villi), par sa durée (le troisième acte compte jusqu’à trois quarts d’heure, quand le I et le IV font chacun trente-huit minutes et trente-deux le II).
Opéra mal aimé, Edgar a subi plusieurs révisions. En vue des représentations au Teatro del Giglio, en sa ville natale de Lucques, Puccini use de ciseaux cruels pour meurtrir son enfant qui garde toutefois sa structure en quatre actes (1891), ce qui ne sera plus le cas à Ferrare (Teatro communale, 1892), cette fois réduite à trois. Cela n’a pas changé grand-chose : Edgar ne plaît pas. Le compositeur tentera encore une dernière version en trois actes pour le Teatro Colòn de Buenos Aires qui la jouera le 8 juillet 1905. Les mélomanes d’aujourd’hui ne le connaissent que sous cette forme et presque uniquement par l’enregistrement new-yorkais de 1977 (par la cheffe Eve Queler, avec Carlo Bergonzi, Renata Scotto, Gwendolyn Killebrew et Vicente Sardinero), si ce n’est celui, moins recommandable, d’Yoel Levi réalisé à la Maison de la radio en 2002 (avec Carl Tenner, Júlia Varady, Mary Ann McCormick et Dalibor Jenis). Mais voilà qu’en 2007, on retrouve la partition autographe, ce qui incite Ricordi à réaliser enfin une édition critique. En juin 2008, le Teatro Regio de Turin réhabilite donc la version originale en quatre actes [lire notre critique du DVD].
Ainsi nous trouvons-nous face à une redécouverte, œuvre de jeunesse dans laquelle déjà se fait entendre la faconde puccinienne, avec un traitement du chœur proche de La bohème, un goût de l’exotisme en musique qu’il n’abandonnera jamais – il s’applique ici à caractériser Tigrana, l’orpheline d’origine gitane, recueillie d’antan par les villageois flamands qui finiront par la décapiter pour le meurtre de Fidelia, l’une des leurs –, et l’élan si particulier qui fit sa marque de fabrique. On croit parfois reconnaître çà et là une inflexion de Tosca ou du Tabarro, quand ce n’est pas une séquence du Gloria qui est citée. La verve puissamment lyrique d’Edgar convainc d’emblée, de même que son écriture chorale puissamment développée, vaillamment assumée par les artistes du Chœur de l’Opéra de Nice, préparés par Giulio Magnanini. Signalons un petit bijou : la marche funèbre sur laquelle s’ouvre le troisième chapitre. Cette résurrection niçoise bénéficie de l’art pleinement mûri de l’excellent Giuliano Carella, toujours au service de la nuance et de la dramaturgie. À la tête de l’Orchestre Philharmonique de Nice, on retrouve avec grand plaisir le chef lombard qui nous valut de grands moments d’opéra [lire nos chroniques de Zanetto, Orphée et Eurydice, I puritani à Toulon puis à Marseille, Thaïs, La rondine, Dido and Æneas, Lohengrin, Tancredi et Francesca da Rimini, ainsi que celles des captations de Proserpina, Turandot et Norma].
Quant à la mise en scène, elle est confiée à Nicola Raab qui signe une proposition drastiquement stylisée, plutôt efficace. Avec la complicité du scénographe Georges Souglides, elle place l’argument sous un arbre, au village. Un angle de mur délimite l’espace, avec une ouverture centrale, sorte de passerelle vers l’inconnu, et une seconde issue côté cour, échappée d’un passé plus antique, menant à la tradition et à ses conventions. Au premier acte, l’action a lieu autour d’une vaste table de fête bordée de chaises noires ; au deuxième, un lustre démesuré figure, au centre de l’échappée frontale, le château et la vie de débauche mondaine à laquelle on s’adonne ; le retour en milieu rural, à l’Acte III, engage entre tradition et place publique la table où déposer le piège de la fausse dépouille du soldat ; enfin, le dispositif du IV est le même que celui du I – à l’instar de la fosse qui varie le tout premier motif musical. Une direction d’acteur précise vient habiter cet écrin, sous la lumière de Giuseppe Di Lorio. Si la projection d’images vidéo pour figurer le scandaleux incendie volontaire ou le stupre rougeâtre d’une existence dissolue ne font guère mouche sans pour autant déranger, la présence récurrente et vaguement poétique d’une gamine à des moments-clés, ainsi que la contemporanéité affichée des jeunes gens du Chœur d’enfants de l’Opéra de Nice, font carrément flop. Rien de déterminant, donc, dans la vision de Nicola Raab [lire nos chroniques de Semiramide, La Wally et Rusalka].
Le quintette vocal ici réuni satisfait.
Si Giovanni Furlanetto n’est pas toujours sûr en Gualtiero, rien d’éprouvant puisque le personnage revendique lui-même la voix de l’âge [lire nos chroniques Serse, Otello, Alcina, Luisa Miller et Il trittico]. La fermeté d’émission et la projection généreuse du baryton slovaque Dalibor Jenis campent un Franck solide qui n’a aucun effort à faire pour incarner la loyauté dont le livret le fait dépositaire [lire nos chroniques de Nabucco, puis de Macbet à Turin et à Nice]. Valentina Boi possède le soprano dramatique requis pour la partie de Tigrana qu’elle habite d’une passion sans faille, bien que le registre grave de son organe peine un peu dans les premiers pas [lire nos chroniques de La bohème et de Jérusalem]. Le soin apporté au legato, mais encore la tendresse générale de la couleur vocale, font les délices de la Fidelia portée par le gosier glorieux d’Ekaterina Bakanova, fort émouvante [lire nos chroniques d’Il Bravo, Symphonie en sol mineur Op.135 n°14 et Manon]. Enfin, à l’éclat confortable de Stefano La Colla, ténor flamboyant, revient le rôle-titre, tenu avec puissance et musicalité [lire nos chroniques de Manon Lescaut et de Turandot].
Bravo et merci à l’Opéra Nice Côte d’Azur de ce moment pas comme les autres.
BB