Chroniques

par bertrand bolognesi

Edgar Degas : Étude de porte
Christine Schäfer et Pierre Boulez

Ensemble Intercontemporain
Auditorium du Louvre, Paris
- 19 novembre 2008
Oliver Hermann photographie le soprano Christine Schäfer
© oliver hermann

Ouverte le 6 novembre par la conférence magistrale du maître, l’invitation du Louvre à Pierre Boulez offre, par ce concert, moyen de toucher précisément de nombreux aspects évoqués ce jour-là. Avant de décider d’une version dite « dernière » et cependant non achevée de Pli selon Pli, Boulez explore son inspiration, tant les mots de Mallarmé qui la féconde que ses propres interrogations de créateur. À relire l’esquisse, l’idée fiévreusement jetée sur la page, il arrive qu’un fragment se détache, qu’il invite à ce qu’on le creuse en oubliant volontairement le tout auquel il contribua. Ainsi des Improvisations sur Mallarmé jouées ce soir. Après Dérive I en guise d’ouverture qu’on pourrait dire incertaine, donnée aujourd’hui en un geste à la fois clair et large, comme aéré, révélant des équilibres instrumentaux d’une précision confondante, Le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui montre le Boulez d’autrefois (1957) qui observe le mystères de halos de percussions, entre autre, regardant à travers eux un désert que partagent les mélismes de Dérive.

Jouer ces œuvres dans une telle proximité fait pour nous directement écho à l’un des essais de Degas choisi pour l’exposition Pierre Boulez. Œuvre : fragment dont Marcella Lista est le commissaire (visible au musée jusqu’au 9 février) : une Étude de porte. Le fait qu’elle soit réalisée à l’huile sur papier fin, des matériaux incompatibles, montre bien l’urgence que connut Degas à ce moment-là. En se figeant, le bain, méjugé disgracieux, du support peut si bien confier ce que cherche la couleur que le titre, Étude de porte, semble évident bien qu’on y distingue trois portes ouvrant l'une sur l'autre de couloir en couloir. Au singulier, porte est infini. Dressé comme une énigme, le petit rectangle, tout au fond, superpose d’innombrables portes et couloirs, d'autres non-lieux en lesquels s'enfermer pour mieux s'échapper vers un autre enfermement, et ainsi de suite. C’est dans cette fuite dont la fascinante profondeur happe l’œil que s’impose le choix du matériau. La contradiction de la diaphanéité du papier et de l'épaisse prégnance de l'huile qui, lentement, s'allège en contaminant la fibre, procède d’une certaine conduite du regard : vers soi plutôt que vers l'équation de la page. Fut-ce par delà le connu de l’artiste ? Certainement pas. De même qu’huile et papier, percussion et voix.

Le soprano Christine Schäfer [photo] offre une franche vocalité à ces Improvisations, en bonne intelligence avec le texte boulézien et mallarméen. Après qu’elle ait chanté Deux poèmes de Balmont et Trois poésies de la lyrique japonaise de Stravinsky, annonçant à leur manière la soirée du 2 décembre – sous la pyramide : L’Oiseau de feu par l’Orchestre de Paris –, Une dentelle s’abolit contraste diablement avec son écriture en griffes, sa couleur instrumentale toute aspérité et raucité. Avec Blamont, nous abordons un symboliste, certes bien différent de Mallarmé, mais symboliste tout de même. Nous touchons également un peu de cet archipel (le mot est de Boulez) que forment les pièces russes de Stravinsky. Les deux cycles sont enchaînés sans interruption. La voix s’y impose par une ligne évidente, une dynamique toujours infiniment soignée.

Après le bref Mémoriale (…Explosante-fixe…Originel) par lequel Boulez revenait en 1985 sur un fragment d’un autre tout, la création mondiale de Zug, œuvre commandée à Enno Poppe par le Louvre et l’Ensemble Intercontemporain, ne convainc guère. Un septuor de cuivres frotte des micro-intervalles menant volontiers à des résolutions attendues usant d’effets assez faciles. En revanche, la nouvelle version de Fifth Station, inspiré à Dai Fujikura par la toile éponyme de Barnett Newman, retient immédiatement l’écoute. L’image elle-même est extraite d’un plus vaste corpus noir-et-blanc, The Stations of the Cross, comprenant treize pièces peintes par Newman de 1958 à 1966. Face au public, Pierre Boulez dirige cinq pôles instrumentaux, trompette et violoncelle placés seuls sur la scène. D’amorces de plus en plus nerveuses, la partition développe bientôt une effervescence presque épileptique dans une saisissante inflation d’événements, resserrant toute son indicible énergie dans l’épaisseur noire d’un canevas qu’on pourrait lire de droite à gauche.

BB