Chroniques

par bertrand bolognesi

Edit Klukon et Dezső Ránki, pianos
Ferenc Liszt | Eine Faust-Symphonie in drei Charakterbildern nach Goethe S.647

Auditorium du Musée d’Orsay, Paris
- 17 novembre 2011
esquisse pour un portrait de Goethe par Joseph Karl Stieler
© dr | portrait de goethe par stieler

Loin de se limiter aux quelques titres bien connus qui font directement référence au prince des enfers, les résurgences méphistophéliques (faustiennes ou non, d’ailleurs) sont légion dans l’œuvre de Liszt. Rien d’étonnant à ce que le compositeur fît voyager ce trait de son piano à l’orchestre et inversement. Vaste poème symphonique en trois portraits psychologiques, la Symphonie Faust connut un premier état sans le Chœur mystique final (celui-là même qui allait conclure la Huitième de Mahler, un bon demi-siècle plus tard), en 1854. Avant que le maître y ajoutât cette page ultime (1857), il s’attelait à transcrire l’édifice pour deux pianos (1856).

Alors que l’entendions dans sa version définitive, il y a quelques semaines [lire notre chronique du 21 octobre 2011], nous retrouvons ce soir eine Faust-Symphonie in drei Charakterbildern nach Goethe de Ferenc Liszt dans le cadre du programme Liszt et la paraphrase proposé par l’Auditorium du Musée d’Orsay (du 22 octobre au 8 décembre). Dès le Lento du premier, consacré à Faust lui-même, la phrase musicale voyage d’un clavier l’autre sans rupture, dans la cohésion remarquable d’Edit Klukon et de Dezső Ránki. Tout au long de cette exécution mémorable, le couple de musiciens soigne méticuleusement une pédalisation judicieuse qui s’avère parfaitement efficace. Le « satanisme » surgissant dans le cabinet du vieux savant sourd de l’éloquente aura de la dynamique, jamais sottement virtuose mais, au contraire, appliquant rigoureusement cette virtuosité même au propos. À travers les traits les plus échevelés, l’interprétation crée des mondes, opposant des climats, des couleurs, sans jamais forcer le ton. L’élégance demeure ferme, y compris dans la marche triomphale quasi wagnérienne dont l’envol jubilatoire gagne sous ces doigts une puissance roborative. Non seulement les artistes inventent toute une palette instrumentale à recréer la richesse timbrique de l’orchestre, mais encore chantent-ils cette symphonie avec une expressivité généreuse qui, mine de rien, achemine l’écoute dans la structure même de l’œuvre.

À Marguerite, le deuxième portrait (Gretchen) est ménagée une tendresse d’inflexion à l’amabilité poétique. Le Lied prend alors des allures anciennes, peut-être plus proches des premiers temps (Weckmann, par exemple) que du récent Schubert (dont Liszt adapta pour piano seul de nombreuses mélodies, d’ailleurs). Dans une lumière incroyablement bienveillante, le grupetto en ouvre le thème, grupetto qui, pour discret qu’on le croit, n’en est pas moins de l’articulation le nœud. Le mouvement se développe en agrippant une félinité leste à la candeur du chant, jusqu’à se conclure dans un extrême raffinement de la nuance.

De fait, non contente de « s’agripper », cette féminité bondit sans vergogne dans le dernier épisode, Mephistopheles. Le jeu se tend, ciselant diablement le drame tout en accordant une indicible lueur de bonté à la citation du thème de Gretchen. Bientôt, les excellents Edit Klukon et Dezső Ránki se lancent dans une démentielle volée de cloches, arguant les variations avec une perfide insolence. Ainsi s’achève la symphonie de Liszt qu’introduisaient deux pages de Barnabás Dukay, compositeur hongrois né en 1950. On décèle dans …qui se repose en son propre silence, indiqué poème de voix pour deux pianos, cette tendresse particulière des pièces pour quatre mains de Kurtág. L’expression oscille posément de la souplesse au fragile, sans emphase ni préciosité, dans une respiration cependant ténue. Les canons et symphonies pour deux pianos, intitulés Ouï-dire, sont plus proches du Veress d’avant l’exil et du Ligeti de la Musica ricercata. Nous en goûtons une lecture délicate, au relief subtil, que termine un choral moelleux, toujours mezza voce.

BB