Chroniques

par jorge pacheco

ein Heldenleben par Philippe Jordan

Opéra national de Paris / Auditorium Bastille
- 28 mars 2013

En arrivant à l'Opéra Bastille, on se dit qu'une petite sortie sans Wagner, dont le bicentenaire est cette année partout copieusement célébré, ne nous fera pas de mal. Ce sera aussi, réfléchit-on, l'occasion de voir Philippe Jordan aborder des œuvres qui le sortent un peu de sa parcelle lyrique habituelle, comme le sont le Triple Concerto Op.56 de Beethoven et ein Heldenleben Op.40 de Richard Strauss. Ce n'est, pourtant, que la deuxième de nos présomptions qui s'avère véridique : à la fin du concert, le chef suisse décide spontanément (nous voulons le croire) d'offrir à ses fidèles un « petit bis » – à savoir, l'ouverture des Meistersinger von Nürnberg dont la partition figurait déjà sur les pupitres.

Trois jeunes musiciens allemands sont les solistes du Concerto. L'élégante Veronika Eberle (violon) affiche un son robuste et d'une justesse remarquable, ainsi qu'un caractère artistique puissant qui cependant la trahit au moment de contrôler nuances et vibrato. Le jeu de Danjulo Ishizaka (violoncelle) est d'une grande délicatesse et ses sonorités plus pures (plus « classiques » même) que celles de la violoniste, mais aussi plus maigres, moins charnelles. Osons le dire : sa cravate, épaisse et d'un pourpre éclatant, ainsi que son col levé, sont la preuve de ce qu'une vaine recherche d'originalité peut donner comme mauvais résultat. Martin Helmchen (piano) possède un jeu plein d'imagination et de joie qu'un détaché sans nuances – plus royaliste que le roi, pourrait-on dire – rend souvent crispé.

Abordé dans un tempo plutôt retenu, l'Allegro initial s'avance plus grandiose que gracieux. C'est la densité romantique qui l'emporte devant la légèreté classique à laquelle nous nous sommes peut-être trop habitués depuis un certain temps, choix d'interprétation qui n'est pas sans intérêt mais qui donne à cette partition, encore fortement marquée par les styles de Haydn et Mozart, une lourdeur qui ne lui appartient pas. En dépit de cela, l'interprétation de l'orchestre est consistante et conserve une ligne définie. Jordan fait un bon usage de ses longs bras, unissant les cordes en une seule voix, expressive et vibrée. La petite harmonie et les deux cors brillent par l'exactitude et l'équilibre du jeu, toujours attentif aux parties chantantes. Violoncelle et violon solistes s'entendent merveilleusement au début du Largo, bien que la sonorité du premier soit nettement moins appuyée que celle de l’autre. Les grandes phrases lyriques qu’offre cette page sublime sont sobrement soutenues par l'orchestre de Jordan qui affiche ici tout son art de l'accompagnement forgé dans la fosse. Robuste et viril, le Rondo alla polacca final donne au chef l'occasion précieuse de froncer les sourcils et de fermer les yeux afin d'invoquer cette sonorité héroïque qu'il affectionne tant et qui, en effet, s'adapte bien au caractère du mouvement.

Ein Heldenleben (Une vie de héros), poème symphonique pour grand orchestre, reprend le sujet que Richard Strauss avait déjà traité dans Tod und Verklärung (Mort et transfiguration) dix ans avant – à savoir la vie, les rencontres et les bonnes actions d'un artiste aux nobles intentions – mais avec une intention autobiographique davantage explicite, qui n'est pas dénuée d'humour. La densité de la pâte orchestrale qui se donne si naturellement à Jordan, est alors nettement mieux venue. Un heureux équilibre entre les différentes familles instrumentales permet de bien entendre les lignes d'un contrepoint touffu où s'enchevêtrent copieusement sujets et contre-sujets. Censé représenter la femme de Strauss, Pauline, le solo de violon est délicatement égrainé, puis gagne progressivement en vibrato dans une courbe ascendante sagement conduite par Frédéric Laroque. Malheureusement, cuivres et percussions dépassent largement le niveau sonore qui leur correspond, donnant au tout orchestral la sonorité d'une fanfare de villageois ivres pour les gros tutti. Saluons le labeur du cymbaliste, discret comme son instrument se doit de l'être et d'une précision remarquable. Souple et expressif au début, Philippe Jordan se fait de plus en plus rigide, semblant perdre le contrôle des grandes masses, et se laisse aller à une excitation héroïque qui frôle la vulgarité.

En fin de soirée l’Ouverture des Maîtres chanteurs est de trop. Ayant dépassé son temps contractuel, l'orchestre livre une version en « service minimum » qui peine à prendre de l'élan. Le concert s’achève tout de même par une ovation durant laquelle Philippe Jordan, fidèle au protocole, invite chaque soliste à se lever pour recueillir les applaudissements d'un public conquis... nul doute que le chef soit dans le cœur des auditeurs parisiens. Encore nous permettrons-nous de préciser la proportion médiocre de la brochure-programme, guère à la hauteur de la grande salle qui nous accueille. Longue et grandiloquente énumération de mérites écrits à la troisième personne, la biographie de chaque soliste, aisément résumable à quelques lignes, prend largement plus de place que les notes concernant les œuvres jouées, ce qui à coup sûr n'est pas un bon indice.

JP