Chroniques

par irma foletti

Einstein on the beach | Einstein à la plage
opéra de Philip Glass

Grand Théâtre, Genève
- 14 septembre 2019
Le Grand Théâtre de Genève ose une nouvelle production d'Einstein on the beach
© carole parodi | gtg

En juillet 1976 débarquait au Festival d’Avignon une sorte d’OVNI culturel, œuvre d’art total imaginée par Robert Wilson pour la mise en scène, par Philip Glass pour la composition musicale et par Lucinda Childs pour la chorégraphie. Ces représentations lançaient les carrières internationales des trois artistes, encore réunis en 2012 pour une nouvelle tournée mondiale qui démarrait à Montpellier et passait, entre autres, par le Théâtre du Châtelet [lire notre chronique]. C’est dire toute la difficulté – le mot est faible ! – pour une équipe de réalisation de s’attaquer à cette montagne qui marque un jalon important de la fin du XXe siècle, outre une durée de près de cinq heures sans entracte lors de sa présentation à Montpellier et de trois heures quarante ici, à Genève.

Le metteur en scène Daniele Finzi Pasca, issu du monde du cirque, réussit une formidable performance. On entre dans la salle tandis qu’une femme continue d’égrener une suite de nombres et qu’Albert Einstein, en fond de scène, est assis à son bureau devant un tableau rempli de formules mathématiques. Plus tard, ce tableau encadré d’une bibliothèque grandit démesurément alors que des liasses de papier s’envolent, propulsées par des ventilateurs logés à l’intérieur du bureau. C’est ensuite la bibliothèque qui rapetisse jusqu’à disparaitre dans le sol, avant que des alignements de néons verticaux soient amenés. On les fait serpenter sur le plateau jusqu’à former un cercle. Cette forêt de bâtons lumineux sera complétée par d’autres suspendus de manière irrégulière. Mais ce ne sont pas les seuls éléments ou acteurs suspendus aux cintres : un vélo traverse, monté plus tard par Einstein lui-même, ou encore une sirène qui agite sa queue en vols planés et vient conclure une très belle scène de plage. Dans celle-ci, deux femmes jouent au badminton (Einstein compte les points), deux autres avec un gros ballon, les baigneurs sont allongés dans des transats et de gros crabes pincent les pieds de deux hommes.

L’humour est encore plus présent au cours d’une séquence projetée en direct, les acteurs circassiens de la Compagnia Finzi Pasca sont filmés en train d’escalader la bibliothèque, allongés au sol, un moyen de s’affranchir de la pesanteur et de permettre certaines figures acrobatiques assez improbables... effet garanti et rires dans la salle ! D’autres moments sont passablement agités, comme les personnages se mouvant, la patineuse, les roues de vélo qui tournent, etc., en ombres chinoises derrière un voile, et alternent avec des passages davantage contemplatifs : un beau cheval blanc qui se laisse docilement brosser et peigner (la logistique de la collecte du crottin est d’une grande efficacité ), une plongeuse qui tournoie à l’envi dans un bassin vertical transparent, l’image finale du bureau du savant où les papiers volent à nouveau vers le ciel tandis que pleuvent des paillettes argentées.

On apprécie un peu moins – question de goût, mais chacun peut trouver son bonheur dans ce spectacle très dense où l’imagination et la poésie ont pris le pouvoir – les toréadors, gymnastes pour certains d’entre eux, qui manient la cape devant un labyrinthe de glaces tournoyantes. L’autre réserve, plus importante, est la diction peu idiomatique de l’anglais des deux femmes amenées à dire le texte. Quel plaisir alors d’entendre la troisième, anglophone cette fois, réciter en boucle Prematurely air-conditioned supermarket, son petit texte sans queue ni tête !

Concernant la partie musicale, les instrumentistes et choristes de l’Einstein-Ensemble, placés sous la direction de Titus Engel [lire notre critique de Brokeback Mountain], produisent une prestation remarquable de bout en bout, surtout qu’il s’agit d’étudiantes et d’étudiants de la Haute École de Musique de Genève (HEM). Le violon solo de Madoka Sakitsu fait un sans-faute, tout comme les saxos souvent sollicités de Guillaume Delange et d’Andrés Castellani. La répétition d’une courte séquence aux claviers ou dans la bouche d’un choriste est également tout un spectacle en soi, tellement le rythme peut être piégeux et extrême l’exigence d’attention et de concentration. La sonorisation nous a paru toutefois légèrement en déficit de décibels en première moitié, et plus idoine en fin de représentation d’où l’oreille sort pleinement satisfaite. À l’issue d’un magnifique spectacle, qui prouve qu’il y a une vie post production Bob Wilson pour Einstein on the beach, le succès commercial n’est pas au rendez-vous avec un Grand Théâtre curieusement peu rempli en ce samedi soir.

IF