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Chroniques
Eislermaterial d’Heiner Goebbels
Kurt Weil considéré comme un parangon figé du cabaret des années vingt, Paul Dessau jugé trop académique et dénué d’humour, c’est du troisième collaborateur de Brecht que s’est inspiré Heiner Goebbels [photo] pour Eislermaterial. Séduit par la production musicale d'Hans Eisler (1898-1962) autant que par sa pensée politique, Goebbels le prendra comme sujet de son mémoire de sociologie et de son premier disque, Vier Faüste für Hans Eisler, composé d’improvisations sur ses Lieder. Quelques vingt ans plus tard, Eislermaterial (créé en 1998) reprend le même principe.
L’élève chéri par Schönberg est ici présent sous forme d’une petite statuette posée à la place du chef d’orchestre. Disposés en U autour de lui, assis sur des bancs de fête populaire, éclairés parfois par des d’ampoules placées au sol, les quinze musiciens de l’Ensemble Modern connaissent donc la dure tâche de s’autodiriger. Le compositeur ayant éloignés les uns des autres ceux qui joueront les passages les plus intimes, chacun doit redoubler d’attention dans une écoute globale. Les parties complètes ont été composées uniquement pour le piano, si bien que la finalisation de l’arrangement nécessite la participation, voire l’intégration, de chaque interprète. « C’est à la fois un exercice et une attitude », résume Goebbels.
Tout commence par un morceau à l’harmonium, choral d’église auquel s’enchaîne une fanfare de cuivre, style kiosque à musique. Cela suffit à planter une ambiance collective, « populaire », que renforcent les textes, et annonce le rythme du spectacle. En effet, les moments plus apaisés (comme cette mélodie au violon sur un enregistrement mêlant chant de cigales, cris d’oiseaux et barrissements d’éléphant) seront brutalement bousculés par des cavalcades fortissimo ou des comptines persiflantes. Des duos variés dominent au sein des musiques d’ensemble, un tuba accompagnant les cordes, un saxophone ténor les cluster du piano, une trompette bouchée jazzy la guitare basse, etc.
Continuellement entouré de musique, le récitant Josef Bierbichler (connu pour ses nombreuses collaborations avec le dramaturge Herbert Achternbusch), assis au milieu des autres, chantonne d’une voix éraillée des rengaines monotones, évoquant l’amour du pays – « être ni plus ni moins que les autres peuples de la Terre » –, la nostalgie de l’exilé, l’impatience qui finit par mourir comme des fleurs dans une cave humide... Quelques personnages se dessinent : une mère qui promet à son bébé une vie pire que la peste, Mutter Beimlein qui fait le trottoir avec sa jambe de bois, etc. Le chœur des musiciens intervient par moments, particulièrement avec cette énumération du quotidien (la lessive, la margarine...), signe évident d’un peuple dont l’avenir est condamné.
Eisler, de nouveau...
Dans l’obscurité, deux interludes font entendre sa voix dans une compilation de brefs morceaux choisis, savoureux, qui rappelle son aisance à assumer les contradictions – dont n’est pas la moindre celle d’avoir composé des musiques de films pour Hollywood (1942-1948) avant l’hymne national de la RDA (1949). Ses interrogations sur tradition et modernité, son intuition que technique et électronique joueront leur rôle en musique sont peut-être les passages les plus excitants de la soirée. Car si elle est un bel hommage à un artiste engagé, précurseur de Zimmermann ou Nono, l’œuvre de Goebbels demeure un collage postmoderne assez ennuyeux, malgré l’implication de musiciens attentifs.
LB