Chroniques

par gilles charlassier

El cancionero de Don Luis
Vincent Dumestre et son Poème Harmonique

Église Saint-Sever, Rouen
- 28 octobre 2010
à Rouen, Vincent Dumestre fait découvrir El cancionero de Don Luis
© per buhre

Le mélomane qui se rend dans l’un des temples où la musique s’honore répète invariablement plus ou moins les mêmes rituels. Il retire le pardessus qui le protège du froid, du vent et de la pluie – il serait bien encombrant dans la salle convenablement chauffée et à l’acoustique capitonnée. Il compulse rapidement le livret de la soirée et repère à vue de montre l’entracte. Le concert donné ce soir en l’église Saint-Sever est de ceux qui déjouent les habitudes de l’amateur. Nous sommes assis dans la nef, imperméables sur les épaules et écharpes autour du cou, pour entendre un programme dont l’ensemble dirigé par Vincent Dumestre nous donne ici la primeur, dans le cadre de sa résidence à l’Opéra de Rouen Haute-Normandie.

Cinq strophes de chansons et de danses du premier dix-septième siècle espagnol autour de la figure de Luis de Briceño se succèdent en un peu moins de trois demi-heures, sans entracte. Le musicien originaire de la péninsule ibérique est l’initiateur de la revalorisation de la guitare, jusqu’alors cantonnée à un répertoire anonyme et populaire, tandis que les quartiers de noblesse lyrique étaient réservés au luth. Contrairement à ce dernier qui servait à l’élaboration d’une basse continue essentiellement harmonique, le langage de la guitare fait autant, sinon davantage, chanter les rythmes et les textures sonores.

L’Espanoleta qui ouvre le concert est une danse où le thème, initié par le violon solo, est repris, amplifié orchestralement, et le rythme densifié, donnant une chaleur et une sapidité toute baroques. Une « romance composée par le señor Luis contre ceux qui se moquent de sa guitare et de ses chansons », Ay ay ay, todos se burlan de mi, met en valeur les talents d’interprétation humoristique du soprano Claire Lefilliâtre et du mezzo Isabelle Druet. La passacaille Que tenga yo a mi mujer exprime le balancement d’une complainte ironique et amère où le mezzo français montre un sens de la nuance et du diminuendo d’une belle justesse. La chanson anonyme El baxel esta en la playa est interprétée avec vivacité et caractère par Claire Lefilliâtre. La voix signale cependant une nasalité et une rondeur chétive qui ne se démentira pas.

LLoren, lloren mis ojosest un témoignage remarquable d’alternance de monodie dans les couplas, et de polyphonie dans le refrain, en forme de fugue à deux voix. Le mezzo nous livre un air de Francisco Berxes, Ay qué mal, puis une sarabande de Luis de Briceño, Andalo saravanda. S’ensuivent trois danses anonymes, un ruggiero, une passaca(i)lle et un gaytas, un tempo lent encadré par deux partitions plus vives. Dans la première, Lucas Peres prend avec énergie la basse de viole à cordes pincées. Dans la dernière, le violon sonne de façon presque percussive. La Danza de la Hacha du guitariste espagnol précède une chanson anonyme pour soprano, Para tener Nochebuena.

Une page pour soprano, Ay Amor loco, est suivi par un très beau duo a cappella, No so yo, où les deux françaises projettent une ombre de silence recueilli autour d’elles. Briceño développe dans El Caballo de Marques une accélération rythmique proprement étourdissante, qui fait jubiler claquettes et guitares, et vaciller les voix sur la selle de l’intelligibilité. Un canario anonyme est jouée avant une relecture de la folia par l’Ibère de la soirée, plus âpre et plus piquante peut-être que celles des italiens du Settecento. Di me de que te quexas, sa neuvième passacaille, termine le programme sur des couleurs et des rythmes enjoués. Trois bis étancheront l’enthousiasme du public, dont la version avec voix de la folia. Les applaudissements, debout, témoigneront de la ferveur suscitée par cet ailleurs musical, si proche finalement, et qui a eu raison de la fureur de la modernité de la rue à l’affût d’une faille dans l’acoustique précaire.

GC