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Chroniques
Elektra | Électre
opéra de Richard Strauss
Un siècle de romantisme s'éteint peu à peu, un autre, différent, ouvre ses portes : nous sommes à la charnière du XIXe et du XXe siècle, temps où les florilèges de la Grèce antique flirtent avec les mosaïques de la modernité comme un coup de tonnerre vers l'éternel. Le poète Hugo von Hofmannsthal et l'alors jeune compositeur Richard Strauss revisitent les difficultés de l'humanité en écrivant leur superbe Elektra, opéra créé à Dresde en 1909. Les deux complices y renouvellent le mythe grec à la lueur d'une conscience nouvelle et sous l'influence de nouveaux préceptes, issus des fondements freudiens – non que l'histoire de l'homme en soit à ce point modifiée, mais bien au contraire qu'elle se redécouvre avec une actualité surprenante, se cherche et n'ait de cesse de se réapprendre et de se réinventer.
Pour cette production, le metteur en scène Stéphane Braunschweig choisissait un décor intérieur et bipolaire, définissant le cadre de la représentation dans le sobre territoire de l'intime. Deux pièces uniques s'affrontent : une salle d’eau et une chambre. Un premier plan qui renonce à toute chaleur humaine et décrit la froideur impeccablement propre et sans rupture, sinon avec la souillure dont elle a rejeté toute complicité apparente. Car même si la lumière blanche et directe offrirait un cadre de vérité propre, le chœur des servantes, astiquant de façon mécanique une baignoire déjà éclatante de pureté, y montre cette vaine activité de vouloir laver le sang du père. En hauteur et en contraste, le second plan dessine de grands pans de murs pourpres où la force et la fleur du désir se multiplient, où le désordre des plaisirs saute aux yeux et pénètre la chair. Dans la chambre nuptiale, le lit défait décrit à lui seul sa fonction : source des plaisirs sanglants, lieu d'enfantement du crime, de la désillusion première des mortels. C'est le terrain du pêché : les plaisirs y sont trahison et servitude. Et la mise en scène de créer l'espace où se rencontrent deux univers : celui de la fille, Électre, et celui de Clytemnestre, la mère. Dans quelle mesure le fantasme de cette rencontre va-t-il être rendu possible ?
La grande figure d'Électre apparaît d'abord prostrée sur un escalier, comme un corps enclavé qui se dessécherait sur une toile d'Egon Schiele. Étouffée de souffrance, meurtrie dans les bas étages d'une maison que la mort décharne, la sphère de tourmente qui compose son monde se réduit à une porte vitrée (elle a vu, on va la voir) qui la mure dans le silence et la honte, un ventre paternel qui la fige dans une vengeance froide et un amour funèbre. Dès son entrée en scène, toute de noir vêtue, l’héroïne livre la rébellion de sa psyché. La spectaculaire prononciation de Suzan Bullock libère un chant précis et intelligible qui fait sens. Quand la voix est si claire, il semble bien que le rôle y soit abouti. Comment est-il dès lors possible de chercher une quelconque équivoque à l'action d'un tel personnage ? Son discours est si distinct qu'il donne à sa folie la réalité du propos tenu. Elle a dit, parlé d'elle et s'est fait entendre. Aux côtés de sa sœur Chrysothemis, d'abord, interprétée par le soprano Cheryl Studer dont le timbre lumineux rend compte de l'amour fraternel qui unit les deux sœurs plus que de la divergence du sentiment : leur affrontement résiste à la nervosité et les voix insufflent plus de douceur que de déchirure. La prestation d'Ingrid Tobiasson en Clytemnestre est tout autant réussie. Dans le duel qui l'oppose à Électre, elle chante avec une force spectaculaire et tenace. Et toutes deux posent leur souffle dans l'intelligence du combat.
L'élégante direction d’Oswald Sallaberger respecte également ce parti pris : admirablement menée, la réalisation musicale pénètre la partition dans sa juste répartition des humeurs, à la fois démoniaques et révoltées, mais aussi pures et contenues. Aussi cet opéra se trouve-t-il donné avec une finesse qui fait place aux voix et à la scène sans perdre la teneur émotionnelle d’une majestueuse partition. La réussite de cette production créée à l'Opéra national du Rhin, en février 2002, reste bel et bien de lire la tragédie le plus clairement qui soit.
DR