Chroniques

par david verdier

Elektra | Électre
opéra de Richard Strauss

Opéra national de Paris / Auditorium Bastille
- 31 octobre 2013
Elektra de Richard Strauss, version Robert Carsen, à l'Opéra national de Paris
© charles duprat | opéra national de paris

On néglige trop souvent les incidences que peut exercer le réflexe de Pavlov sur le critique musical. Pour un peu, on objecterait à l’Opéra de Paris (il en a vu d'autres) d'avoir eu l'outrecuidance de monter son Elektra quelques mois après le succès de la mise en scène de Patrice Chéreau au Festival d’Aix-en-Provence… La norme « officielle » ayant été fixée une bonne fois pour toutes, il y a fort à parier désormais qu'on objecte systématiquement à qui oserait monter Elektra qu'il ne se réfère pas au dit modèle [lire notre chronique du 22 juillet 2013]. Ce serait oublier toutes les pistes à explorer encore dans cette œuvre complexe – des pistes habilement détournées par Chéreau pour imposer avec brio (et une insistance irritante, il faut le dire) un théâtre d'affects et de gestes qui investit totalement le corps du chanteur.

L'Elektra de Robert Carsen – qui vient de signer son cinquième Janáček à Strasbourg [lire notre chronique du 27 septembre 2013] – joue avec la puissance d’un lieu : le décor expressionniste dessiné par Michael Levine, qui épouvante et fascine à la fois. On est au fond de ce qui semble être un immense réservoir, un lieu plongé dans la nuit où se contorsionne une nuée fantomatique. Le sol en terre battue rappelle l'élément tellurique dans lequel piétinaient les danseurs de Pina Bausch dans sa version du Sacre du printemps, mais sans pour autant que les corps ne fassent qu'un avec lui, dans un mélange de souillure et de communion.

Une lumière verticale contraint les corps à essayer de sortir de ce piège, à ramper le long des parois pour retomber. Tantôt, le faisceau éclaire en diagonale le groupe, ce qui projette des ombres gigantesques et confère à l'ensemble une dimension angoissante. Derrière les effets, on repère vite les principes autour desquels se construit la scénographie, principes qui viennent amoindrir l'impression d'ensemble par leur utilisation systématique. Électre est identifiée assez classiquement par la robe noire et la mine hâve dont on croit devoir parer les héroïnes au destin fatal. Sa présence sur scène est multipliée par des figurantes qui perpétuent ses gestes en miroir et font office de coryphée à l'omniprésence un brin lassante et datée. Les allusions au mythe antique vont de l'explicite assez lourdement souligné (le corps déterré d'Agamemnon façon Grand-Guignol, la multiplication des haches sacrificielles) à l'ellipse quasi-totale (absence de référence au Palais des Atrides et dissimulation de la scène du meurtre d'Égisthe et Clytemnestre).

Par le jeu et par la voix, Waltraud Meier tire son épingle de cette pelote esthétique, composant une Klytämnestra largement inspirée de sa prestation aixoise. Le personnage de la reine adultère oppose un blanc faussement pur et virginal à la parure de ténèbres de la fille. Le lit sur lequel elle apparaît répond symboliquement au corps de son défunt mari et annonce l'arrivée d'Orest– ces trois moments ont en commun la présence du groupe de figurantes qui porte ces figures principales à bout de bras. Le contrôle souverain libère comme des flèches des syllabes vibrées très haut dans le masque. La projection reste en retrait de ce qu'on aurait pu espérer, même si son arrivée sur scène semble inspirer un plateau resté curieusement atone, empêtré dans des interventions brouillonnes et inaudibles (Servantes).

L'Elektra d'Iréne Theorin ne fait pas exploser sa rage et sa folie avant la conclusion du duo avec Chrysothemis. Curieusement limitée à un mezza-voce continu, le soprano suédois ne brûle pas son personnage du côté de l'hystérie et du risque suicidaire. Ricarda Merbeth tire à vue sur un registre aigu qu'elle atteint avec un professionnalisme assez froid. La pâte vocale n'a ni la chaleur ni l'émotion communicative qui permettraient de composer un double fragile et sensuel au rôle-titre. Le plateau masculin est dominé par la présence d'Evgueni Nikitin (Orest). Il campe un héros venu venger le meurtre sans en extérioriser vraiment les raisons, mais la froide résolution sied à merveille à l'émission très sûre et à son timbre sombre. Kim Begley (Ägisth) ne surjoue pas le souvenir des géniales bouffonneries de son Loge [lire notre chronique du 4 février 2013]. Sa courte apparition ne le sollicite pas assez pour pouvoir marquer durablement les esprits.

La densité de l'Orchestre de l'Opéra national de Paris est soulignée d'un geste clair et vif par Philippe Jordan, visiblement décidé à en découdre avec cette forge de notes débordantes et délirantes. La conduite harmonique s'approprie les demi-teintes et les diaprures avec une endurance remarquable d'un bout à l'autre de l'ouvrage. Sous sa battue, la fosse incarne ce personnage invisible dont les interventions rivalisent avec la scène, moins pour l'accompagner que pour lui opposer un intransigeant défi. Cette approche volontaire réinvente les racines de cette tragédie de sang et de sons avec un indéfinissable goût de « revenez-y » qui vaut à lui seul la soirée tout entière.

DV