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Chroniques
Elektra | Électre
opéra de Richard Strauss
Richard Strauss a tout fait pour détourner Hugo von Hofmannsthal d’Elektra, pièce que le jeune poète avait librement adapté de Sophocle en 1903. À son librettiste, le compositeur a proposé quelque chose sur Cesare Borgia, Savonarole, ou alors « un sujet sur la Révolution française, pour changer » ; rien n’y fit. Strauss voulait, certes, du sauvage, mais aussi s’éloigner d’un thème antique déjà abordé avec Salomé en 1905. Hofmannsthal le convainquit du peu de points communs entre ses deux femmes et de la violence musicale à tirer de la confrontation entre une reine adultère et une princesse déchue. En amont de la création du 25 janvier 1909, à Dresde, tous deux se penchèrent sur le livret – réduction d’un tiers de la pièce – qui faisait la part belle à l’hystérie, à une époque où les moins frileux s’intéressaient à lascience de l’âme. En effet, la psychanalyse avait beaucoup à dire de ces trois refus : refus d’entendre d’Electre, de rêver de sa mère et de conserver sa virginité pour sa sœur.
Ingénieusement, le décor d’Emmanuelle Favre nous confronte d’emblée au monde intime de l’héroïne : avec cette contre-plongée accentuée sur deux étages du palais, nous sommes dans le puits avec Elektra, considérant l’importance de sa chute, la périlleuse ascension que sera la reconquête de son rang, en adoptant son point de vue. Comme la Senta imaginée par Harry Kupfer à Bayreuth [lire notre critique du DVD], c’est peut-être dans la tête d’Electre que nous finissons par être, puisque tout se précipite de la fausse mort d’Oreste à la transe extatique du dénouement. Et si cette annonce – qui la sort de son trou pour la première fois - avait plongé Electre dans une folie sans retour, qui l’oblige à fantasmer deux meurtres pour mourir de désespoir, sachant son père vengé ? Mais non, nous sommes bien dans une tragédie antique, et même si cette danse mortelle nous choquera toujours, tout est bien réel. Autre aspect intéressant : les costumes de Katia Duflot jouent sur la décadence d’une royauté usurpée, mais encore sur l’androgynie (courtisans en corset, cape-voile d’Egisthe, par ailleurs suffisamment raillé pour son peu de virilité) qui irrigue la pièce.
Le metteur en scène Charles Roubaud nous offre une vision pertinente de ces trois femmes. Janice Baird, soprano au timbre chaleureux, aux graves somptueux et charnus, est une Elektra tenace, crachant comme un chat sur les servantes, capturant le cou de sa mère après l’avoir engluée dans son énigme ou dominant sa sœur couchée comme une araignée. Ricarda Merbeth, voix souple et beau legato, incarne une Chrysothemis tout en blondeur et pastel, entre pin up et ménagère bourgeoise. Malgré l’antipathie qu’elle provoque d’emblée, on peut être sensible à sa prière de vouloir réaliser son rêve d’enfant, son destin de femme - n’est-elle pas une victime, elle aussi ? Quant à Nadine Denize, ses graves caverneux et sonores, ses rires terrifiants confèrent à Clytemnestre une dimension de sorcière de conte populaire. Si la cape de plumes ou de fourrure lui donne allure de prédatrice, si sa proximité s’avère dangereuse pour les suivantes, elle est cependant une femme fragile ayant besoin d’être soutenue, conseillée, protégée.
Les premières interventions masculines de l’opéra sont toujours surprenantes, d’autant que la vaillance de Guy-Etienne Giot – vieux serviteur – et de Gilles Ragon – jeune serviteur – est plus qu’honorable. Voix souple, timbre corsé, Stuart Kale est un Egisthe convainquant quoiqu’un froussard trop caricatural. Ned Barth est plus décevant : son Oreste est sonore, mais peu nuancé et pourvu d’un vibrato instable qui inquiète chez un baryton aussi jeune. Guido Johannes Rumstadt, à la tête des musiciens de l’Orchestre national des Pays de la Loire, livre une belle prestation dont on retiendra l’équilibre des pupitres et un moelleux qui ne tombe pas dans l’excès d’une franche sensualité.
LB