Recherche
Chroniques
En attendant le vote des bêtes sauvages
spectacle de Sugeeta Fribourg
Natif de Côte d'Ivoire, Ahmadou Kourouma (1927-2003) fait une entrée remarquée en littérature en 1970, avec Les soleils des indépendances. Contrairement à la plupart de ses aînés qui dénoncent seulement l'esclavage et le colonialisme subis avant l'indépendance, lui s'attaque aux nouveaux régimes dictatoriaux qui remplacent le pouvoir européen. Il en parle d'ailleurs en connaissance de cause, puisqu'il doit affronter la prison sous Félix Houphouët-Boigny (président de 1960 à 1993, qui l'accuse d'être un comploteur et un fétichiste), puis l'exil dans différents pays (en Algérie de 1964 à 1969, au Cameroun de 1974 à 1984 puis au Togo de 1984 à 1994) avant de revenir dans un pays natal où éclate une guerre civile en 2002. Liée à celle d'un continent, son existence semble une quête d'autonomie et de stabilité, comme il le suggère, l'année de sa disparition, au magazine Afrology :
« Il y a un siècle, nous étions tous en esclavage. Au temps de mon enfance, c'étaient les travaux forcés, dans les plantations, sur les routes... Plus tard, en tant qu'appelé, je me suis retrouvé dans un régiment chargé de réprimer les mouvements de révolte contre l'oppression coloniale. J'ai refusé de participer à cette répression et me suis alors retrouvé plongé dans la guerre d'Indochine, où j'ai vu des atrocités. Puis il y a les décennies de régime à parti unique. Et maintenant, nous sommes à peu près libres ».
Parmi différents ouvrages – la pièce Tougnatigui, Le Diseur de vérité (1974), devenue trop populaire par sa diffusion radiophonique et que l'Ambassade de France fait interdire ; Monnè, outrages et défis (1990) retraçant un siècle d'histoire coloniale ; Allah n'est pas obligé (2000) sur le destin d'un enfant soldat, etc. –, Sugeeta Fribourg a choisi d'adapter En attendant le vote des bêtes sauvages (1994). Largement inspirée par le parcours du Togolais Gnassingbé Eyadéma, cette saga entre le conte et la chronique retrace l'histoire de Koyaga – incarné par Pol M'Belel –, fils de la magicienne Nadjouma et de Tchao, lutteur réputé qu'on retrouve à Verdun puis au Vietnam. Griot de la confrérie des chasseurs, Bingo – Damien Bigourdan –, dépeint une montée au pouvoir despotique, tandis que le répondeur Tiécoura – Anne Le Coutour – nuance le tout avec ironie. Personne n'est épargné, des autochtones enrichis par le commerce des esclaves à De Gaulle qui offre une indépendance de façade sans décoloniser.
Les quatre comédiens-chanteurs sont entourés par un chœur à l'antique – Carpe Diem – dont la mission est de vanter des exploits dignes d'Hercule, de s'indigner des transgressions ou de désigner la femme possédée. On s'interroge sur l'apport de ces quinze choristes à un spectacle au texte déjà dense, mis en scène sans temps mort. En définitive, le chant (pas toujours compréhensible) étouffe le silence et l'émotion, à l'instar de la musique : frontalière de deux cultures, celle-ci convoque percussions à peaux, balafons – Alain Huteau –, calebasse à eau, violoncelle – Elisa Huteau – et synthétiseur – Jean-Yves Aizic –, pour un résultat au pire désagréable (certains alliages aux résonnances métalliques) et insipide, au mieux décoratif.
LB