Chroniques

par bruno serrou

en maître du temps, Varèse conclut

Présences / Théâtre du Châtelet, Paris
- 19 février 2011

L’ultime rendez-vous proposé par la vingt-et-unième édition du festival Présences (1), dont les treize concerts ont attiré plus de dix mille spectateurs au Théâtre du Châtelet, était pour le moins attendu, avec une exécution qui s’annonçait prometteuse de l’opus magnum d’Edgar Varèse (1883-1965), Amériques pour très grand orchestre.

Mais avant d’y parvenir, il aura fallu écouter deux partitions d’Esa-Pekka Salonen, invité central de la manifestation, qui dirigeait une dernière fois l’Orchestre Philharmonique de Radio France dans ce cycle à lui consacré. Disons-le sans attendre, l’alliage chef-orchestre a fort bien pris tant la fusion s’est avérée parfaite, même dans les pire moments (ceux des pièces d’orchestre de Salonen lui-même), les musiciens semblant même en redemander en tapant du pied ou en applaudissant des deux mains, voire en agitant les quatre membres à la fois… Pour ce dernier concert, Salonen avait même réservé une œuvre nouvelle, commande de Radio France, du Carnegie Hall de New York, de l’Atlanta Symphony Orchestra, du Barbican Centre de Londres et de l’Orchestre Symphonique de la Radio Finlandaise (excusez du peu) : Nyx (2010-2011) – du nom de la déesse de la nuit, en grec ancien Νύξ / Nýx, en latin Nox – recycle une fois encore un matériau ancien, ici le Concerto pour violon (2009), et se réclame à la fois de l’héritage de Messiaen, de Ligeti et de Xenakis et, d’un point de vue narratif, de la lignée des poèmes symphonique de Liszt, Richard Strauss et Sibelius, tout en revendiquant la clarté harmonique française… Le tout constitue un colossal melting pot indigeste sans originalité, pas même quant à l’orchestration, qui reste irrémédiablement sur une pérenne constante du compositeur, touffue, parfois transparente, usant de soli sans doute pour flatter tel ou tel pupitre, débutant et se concluant sur les mêmes pianissimi reliés par d’énormes fortissimi de l’orchestre entier. Même moyens, mêmes effets dans L. A. Variations, œuvre écrite, comme son titre l’indique, pour le Los Angeles Philharmonic qui en donnait la création sous la battue de son chef titulaire de l’époque, Salonen en personne, le 16 janvier 1997. Œuvre tonale fondée sur deux hexacordes, L. A. Variations (pour grand orchestre avec clarinette contrebasse et synthétiseur) enchaîne le thème ascendant à seize variations d’un conventionnel consternant.

En regard, l’œuvre de Kaija Saariaho, compatriote et amie de Salonen qui a notamment dirigé la création de deux de ses opéras, L’amour de loin et Adriana Mater, est apparue d’une grande témérité, présentant au moins l’avantage de surprendre l’auditeur à tout instant. Donné en création française, commande de Radio France, Yleisradio, BBC, Orquestra Nacional do Porto et Sveriges Radio, D’OM LE VRAI SENS (en capitales dans le texte) pour clarinette et orchestre fait d’abord entendre au loin, dans des sonorités indistinctes, la clarinette solo dont le timbre demeure un temps équivoque, jusqu’à ce que l’instrumentiste apparaisse enfin, émergeant (depuis le fond de la salle) du tissu éthéré de l’orchestre (sur le plateau). S’inspirant de la célèbre tapisserie médiévale La dame à la licorne, Saariaho a subdivisé son concerto en six parties qui décrivent les cinq sens auxquels s’ajoute un sixième volet, intitulé de façon plus ambiguë À mon seul désir, anagramme de D’om le vrai sens en français ancien. Pendant une grande moitié de l’œuvre, le soliste joue par cœur, tandis qu’il se déplace à chaque étape de la narration, joutant, dialoguant, rivalisant, se disputant avec divers pupitres de l’orchestre, particulièrement la trompette, mais aussi percussion, clarinette, basson, hautbois, flûte, cordes, jusqu’à s’échapper de la scène en entraînant, tel Le joueur de flûte de Hamelin, des pupitres entiers de cordes. De forts beaux moments, comme l’Ouïe, la Vue, le Toucher, le finale, alternent avec des pages plus atones, s’étirant parfois en longueur, particulièrement l’Odorat, mais l’on ne peut que s’enthousiasmer de la virtuosité de l’instrument soliste, tenu par Kari Kriikku, dédicataire de la partition, et des musiciens du Philhar’ remarquablement dirigé par Salonen.

Un Salonen plus admirable encore dans le gigantisme d’Amériques qui concluait concert et festival en apothéose. Cette partition composée au lendemain de la Première Guerre mondiale (1918-1921), datée de 1922, créée le 9 avril 1926 par l’Orchestre de Philadelphie et son directeur musical d’alors, Leopold Stokowski, lui-même habitué des orchestrations surdimensionnée, révisée en 1927 (c’est cette version qu’a retenue Salonen, tandis que Pierre Boulez opte généralement pour l’original), apparaît aujourd’hui encore plus inventive que jamais. Emplie des fureurs de la ville, de la vie et des relents sonores d’un continent entier, Amériques donne un tour d’œuvres mort-nées à toutes celles qui le précédèrent dans cette soirée, tant Varèse ose, l’esprit constamment en éveil, l’ouïe ouverte au monde qui l’entoure pour engendrer une partition hors du temps, hors normes, joueuse, grave, téméraire, jubilatoire, enchâssant les séquences qui semblent n’avoir rien à voir les unes avec les autres mais qui, dans leur continuité, forment un tout indissociable, malgré des contrastes sonores d’une brutalité inouïe. L’Orchestre Philharmonique de Radio France rayonne, stimulé par une direction précise et rassurante soulevant littéralement cet impressionnant colosse dont Salonen échafaude la diversité des plans et des dynamiques tout en rendant tangible leur simultanéité.

BS

(1) La prochaine édition de Présences, qui aura de nouveau lieu au Théâtre du Châtelet (13–22 janvier 2012), sera consacrée au compositeur franco-argentin Oscar Strasnoy.