Chroniques

par bertrand bolognesi

Enno Poppe dirige l’Ensemble intercontemporain
Liza Lim | The Tailor of Time

Festival d’automne à Paris / Cité de la musique
- 4 novembre 2023
Après Strasbourg, création parisienne de " The Tailor of Time" de Liza Lim
© eic-bd

Après une rentrée de saison très remarquée, en septembre [lire notre chronique de Polyptych: Mnemosyne… acts of memory and mourning], puis, en octobre, une soirée dédiée aux Espaces acoustiques de Gérard Grisey, l’Ensemble intercontemporain (EIC) redonne en son lieu de résidence, dans le cadre du Festival d’automne à Paris, trois pages qu’il a déjà jouées dont deux très récemment. Ce sont en effet ses solistes Pierre Strauch, Alain Billard, Michel Cerutti, Daniel Ciampolini et Vincent Bauer qui créèrent, au Centre Pompidou le 4 novembre 2000, les deux pièces à constituer Spirit Weapons (Armes de l’esprit) de Liza Lim, lui-même intégré à Machine for contacting the dead (Machine pour entrer en contact avec les morts), œuvre pour vingt-sept musiciens que l’EIC commandait à la compositrice australienne pour accompagner l’exposition d’instruments de musique chinois, exhumés de la spectaculaire tombe du marquis Yi (Ve siècle avant J.-C.), découverte en 1977. La sépulture contient quatre chambres : à l’est reposent le marquis et ses concubines, au nord plusieurs milliers d’armes ont été regroupés, les cercueils de jeunes danseuses et de musiciennes occupent la pièce située à l’ouest, avec un squelette de chien, tandis que la chambre sud-est dédiée à la musique, avec un grand carillon de bronze aux cloches innombrables. Outre ces attributions précises, chaque espace contient également divers objets précieux.

« J’ai composé un solo de violoncelle et une pièce pour clarinette contrebasse et trois percussions », explique Liza Lim [lire nos chroniques de Buwayak, Invisibility, Extinction events and dawn chorus, Speak, be silent, Inguz et Annunciation Triptych]. « Ces pièces se réfèrent à un objet particulier situé dans la chambre nord, une puissante hallebarde à trois lames, d’allure saisissante. Le solo de violoncelle tire sa structure de l’emblème de la province Zeng, gravé dans la lame supérieure et constitué de deux ensembles de dragons doubles enlacés autour d’une croix centrale. […] La deuxième partie est un exemple d’un méta-instrument jouant une version ralentie, sous-marine, de fragments de matériaux du violoncelle : une radiation de bois et de métaux anciens » (brochure de salle). Quelque chose d’à la fois minéral et d’aérien sourd de ce quart d’heure très concentré qui sonne exactement vingt-trois ans, jour pour jour, après sa première, grâce aux soins d’Éric-Maria Couturier (violoncelle), des percussionnistes Gilles Durot, Aurélien Gignoux et Samuel Favre, quand la partie de clarinette bénéficie de l’expérience de son créateur, Alain Billard.

Deux ans après le vaste Prozession d’Enno Poppe [lire notre chronique du 5 novembre 2021], l’EIC retrouve le compositeur allemand dont il a créé Blumen au Festival de Lucerne le 13 août, sous la direction de l’auteur, quinze brefs mouvements repris le 26 septembre à Strasbourg, lors du festival Musica. La richesse de ses miniatures réside dans le chatoiement d’un tempérament qui ne semble pas fixé, mais encore dans la remarquable plasticité de l’interprétation, quand la trituration de ses cellules répétitives s’avère bientôt redondante, par-delà l’indéniable énergie qui la traverse. À l’issue de l’exécution, un duel a lieu, juste derrière le chroniqueur, au balcon : à mon Est, un afficionado hurle BRAVO avec une conviction courageuse et solitaire quand un furieux, au Nord, hue avec une détermination non moindre, sur un ré féroce et admirablement constant. Sans approbation ni désapprobation à des niveaux intermédiaires, deux notes affrontent leur vocalité, la partition de Poppe [lire nos chroniques de Knochen, Zug, Markt, Speicher, Salz, Buch, Fell et Rundfunk] semblant dès lors n’inspirer ce soir que farouche colère et fanatisme béat – voilà de quoi placer le sourire sur les visages au moment de l’entracte !

Au retour, nous découvrons The Tailor of Time, vaste opus pour deux solistes et une trentaine d’instruments, commandé à Liza Lim par le Festival d’Automne à Paris, Musica et l’Ensemble intercontemporain qui le créa le 25 septembre, lors du festival alsacien – en compagnie de La Horde d’après Max Ernst d’Hugues Dufourt (2022) et de L’Ébranlement de Michael Levinas (2023, également en création mondiale). En 1997 déjà, la compositrice d’origine chinoise trouvait l’inspiration de The Heart's Ear (flûte, clarinette et quatuor à cordes) dans la poésie soufie, de même qu’elle puisait en 2011 dans l’œuvre de Chams ad-Din Mohammad Hafez-e Chirazi (Ve siècle) celle de Tongue of the Invisible (baryton, piano et ensemble). Aujourd’hui, elle s’est penchée sur le théologien et poète mystique de la Perse du XIIIe siècle, Djalâl ad-Dîn Rûmî (fondateur de la confrérie des derviches tourneurs) que cita, à plusieurs reprises, Cy Twombly dans sa peinture. « Le tailleur du temps n’a jamais cousu une chemise pour un homme sans la déchirer » énonce-t-il dans un verset du vaste Mathnawî. En réponse aux fréquentes allusions de Rûmî au luth et à la flûte de roseau, Lim convoque deux solistes, la harpe magistralement tenue par Valeria Kafelnikov et le hautbois (comprendre également hautbois baryton et hautbois d’amour), habilement servi par Philippe Grauvogel. On retrouve ici le phrasé particulier qui caractérise ses œuvres, une respiration bien à elle, inimitable. Une étonnante paillasse de percussions, en haut de plateau, intervient tel un laboratoire des effondrements dont la déroutante spontanéité, aux résonances aléatoires, est confiée à Samuel Favre [photo]. Au delà de la relative théâtralité du procédé se trouvent ici conviés des matériaux fort disparates ainsi que des pratiques expressives non conventionnelles, avec une foisonnante maîtrise du rituel – paradoxale parfois, toujours fascinante –, à laquelle se conforme Enno Poppe, au pupitre pour cette première parisienne.

BB