Chroniques

par irma foletti

Enrico di Borgogna | Henri de Bourgogne
opéra semiseria de Gaetano Donizetti

Festival Donizetti Opera / Teatro sociale, Bergame
- 1er décembre 2018
De Marchi joue Enrico di Borgogna (1818), opéra semiseria de Donizetti
© gianfranco rota

Le Festival Donizetti Opera a initié l’année dernière une démarche originale, baptisée Donizetti 200, qui est de mettre chaque année à l’affiche une œuvre créée deux cents ans auparavant. Après Pigmalione l’année dernière [lire notre critique du DVD], c’est donc au tour d’Enrico di Borgogna pour cette édition, opéra créé en 1818 au Teatro San Luca de Venise. Le livret de Bartolomeo Merelli développe une intrigue assez simple : Enrico, le fils de Pietro, aime et est aimé d’Elisa dont Guido, le méchant souverain usurpateur, est également épris ; Enrico reprend au final ses droits de comte de Bourgogne et la main de sa bien-aimée.

À l’écoute de la pièce, on a bien du mal à imaginer le Gaetano Donizetti de la maturité, tant cette œuvre de jeunesse sonne comme une des farces rossiniennes, écrites également dans la première partie de carrière du natif de Pesaro. Ceci est vrai dès l’Ouverture, rendue dans une orchestration légère, puis pour les airs où cette légèreté convient à certains solistes de ce soir, dotés d’une puissance vocale limitée. L’Academia Montis Regalis, dans une fosse rehaussée pour l’occasion, est placée sous la baguette alerte, dynamique et variée d’Alessandro De Marchi, directeur musical de la formation [lire nos chroniques du 11 juin 2003, des 21 mai et 10 août 2011, du 11 et 12 août 2012, des 12 août, 13 août et 6 décembre 2014, du 20 novembre 2016, du 18 août 2017 et du 10 août 2018]. L’ensemble s’applique à jouer les belles et originales mélodies, où l’on repère d’ailleurs, dans Care aurette, l’air d’entrée d’Enrico, quelques mesures que réutilisera plus tard Al dolce guidami d’Anna Bolena (1830).

La création d’Enrico di Borgogna, le 14 novembre 1818, fut émaillée d’incidents, et c’est le point de départ de Silvia Paoli pour sa mise en scène [lire notre chronique du 17 mars 2016]. Dans les élégants décors d’Andrea Belli et les costumes d’essence classique de Valeria Donata Bettella, un plateau de théâtre repose sur une tournette, avec l’inscription Teatro San Luca en haut du cadre de scène. Il est vu d’abord de l’arrière, avec le rideau au fond, tandis que les chanteurs se préparent pour la représentation. On peut croire d’abord à une reconstitution historique, puisque ce sont les noms des interprètes de la création qui sont inscrits sur chaque fauteuil en coulisse : Fanny Eckerlin pour Enrico, Adelina Catalani en Elisa, etc., cette dernière ayant marqué l’histoire de la première en s’évanouissant pendant l’Acte I et en se faisant remplacer pour une partie de l’Acte II. Après l’Ouverture vue des coulisses, le plateau pivote à cent quatre-vingts degrés et le rideau se lève sur une charmante pastorale, avec un soleil en visage qui se lève au fond. Pietro, le père d’Enrico, fait son entrée mais ressort rapidement, furieux : il manque un élément de décor qu’il finit par apporter lui-même – la tombe de sa femme sur laquelle il doit pleurer, selon le livret. L’interprète d’Enrico est mort de trac, jette les feuillets de la partition, avant d’être poussé sur le devant de la scène. Gilberto est un personnage bouffe qui ressemble – en un peu moins clown – à Ronald McDonald, dans son costume jaune et sa perruque orange, fraise et bas blancs en plus, alors qu’Elisa, dans sa robe à fleurs, allongée sur des draps roses et tenant son mouton en peluche dans les bras, sur fond de ciel étoilé éclairé de bougies dans les mains des choristes, peut rappeler l’esthétique de Pierre et Gilles. Elisa s’évanouira un peu plus tard, tandis que le metteur en scène, présent en continu sur les côtés latéraux, donne ses indications aux artistes et rattrape plusieurs fois un ours qui ne fait pas que de la figuration. Le jeu est caricatural, les gestes exagérés, contribuant à un humour au premier degré ou au second, bienvenu mais assez lointain – du moins on l’imagine ! – de la démarche de la création de cet opéra semiseria il y a deux siècles.

La distribution vocale est à la hauteur de cette reprise, bien que parfois inégale pour ce qui est du volume sonore et de la technique. Le mezzo Anna Bonitatibus dans le rôle travesti d’Enrico fait entendre un timbre très riche qui garde sa qualité sur toute la longueur de la tessiture [lire nos chroniques du 28 novembre 2010, 12 avril 2012, du 17 septembre 2016, des 27 février et 15 novembre 2017]. La musicalité est sans failles et l’agilité bien huilée, en particulier pendant un difficile et long rondo final (pendant qu’on remballe les décors, et qu’on vient d’ailleurs lui retirer sa veste), qui n’a pas grand-chose à envier à la conclusion de La cenerentola ou de La donna del lago chez Rossini. La puissance vocale n’est pas énorme, mais ne constitue pas pour autant un problème pour les auditeurs, ce qui n’est en revanche pas le cas du ténor Levy Sekgapane (Guido). Entendu l’été dernier à Pesaro [lire notre chronique du 15 août 2018], le chanteur sud-africain se montre extrêmement habile et véloce dans l’exécution des traits d’agilité, le grave est très correctement exprimé et le suraigu paraît d’une facilité déconcertante, mais tout ceci dans un volume fort modeste. Il reçoit assez injustement quelques huées au rideau final, mais avec des décibels supplémentaires il pourrait devenir une star, dans la suite d’un Juan Diego Flórez ou Laurence Brownlee. Francesco Castoro, l’autre ténor (Pietro), est excellent dans la partie centrale de la voix, un médium bien nourri, tandis que le grave montre ses limites. La basse Luca Tittoto (Gilberto) s’exprime dans un volume encore plus développé, instrument superbement timbré et robuste, à l’aise aussi dans les passages sillabato, et qui compose un personnage très drôle. Parmi les emplois de premier plan, le cas de Sonia Ganassi en Elisa est le plus délicat [lire nos chroniques du 18 juin 2013, du 24 avril 2014, du 17 décembre 2015 et du 14 juin 2017]. On ne peut nier sa présence théâtrale, mais la chanteuse a bien du mal à gérer les mesures les plus rapides, les grands écarts entre les notes, se situant en délicatesse fréquente avec la justesse. Sans doute moins exposée dans les duos ou ensembles, elle s’en tire mieux, mais se retrouve presqu’en perdition dans les passages les plus fleuris de son grand air du II. La distribution est complétée par Lorenzo Barbieri (Brunone), Matteo Mezzaro (Nicola) [lire nos chroniques du 19 juillet 2013 et du 11 octobre 2018] et Federica Vitali (Geltrude) dans des rôles secondaires, cette dernière paraissant présenter le meilleur potentiel. Le Coro Donizetti Opera remplit son office avec enthousiasme et précision.

Une petite anecdote… peut-être pour faire écho aux problèmes de la création de 1818 : le début de la représentation ayant pris un retard d’une dizaine de minutes, ce sont les cloches surpuissantes du campanile voisin qui carillonnent à 22h précises, et viennent ainsi ponctuer les dernières mesures du final du premier acte. Pour la suite du programme Donizetti 200, Pietro il grande, Kzar delle Russie prendra l’affiche l’année prochaine, puis Le nozze in villa (ouvrage également créé en 1819) sera proposé en 2020.

IF