Chroniques

par laurent bergnach

Ensemble Aleph
œuvres d’Henze, Leibowitz, Ravel et Schönberg

Théâtre Dunois, Paris
- 28 janvier 2014
centenaire Leibowitz par l’Ensemble Aleph
© dr

« Le destin de la musique de ces soixante dernières années s’est joué principalement dans les œuvres de deux compositeurs : Schönberg et Stravinsky », écrit René Leibowitz (1913-1972) dans la biographie qu’il consacre au premier (Solfège/Seuil, 1969), son préféré, en qui il voit « le compositeur le plus combattu de toute l’histoire de la musique », longtemps rejeté par les conservateurs qui trouvent son travail trop révolutionnaire, et par l’avant-garde qui pense l’inverse. Si l’on connaît assez le théoricien et chef d’orchestre français qui aurait eu cent un ans le 17 février prochain, sa propre musique reste dans l’ombre, victime d’« une sorte de conspiration » (dixit son élève et ami Jean-Marie Morel) qui souhaiterait y voir seulement des exercices d’illustration de la fameuse méthode à douze sons. Le temps de quatre concerts (28 et 30 janvier, 1er et 2 février), l’Ensemble Aleph se propose de faire entendre quelques-uns des quatre-vingt dix opus laissés par le natif de Varsovie.

Au début des années trente, le futur professeur de Boulez, Henze et Globokar étudie l’orchestration avec Maurice Ravel (1875-1937). Une décennie plus tôt, ce dernier avait répondu au projet de La Revue Musicale d’un « tombeau de Debussy » et livrait un duo pour cordes écrit entre avril et juin 1920. Trois mouvements sont ensuite ajoutés, qui formeraient la Sonate pour pour violon et violoncelle, achevée en février 1922 puis créé en avril, à la Salle Pleyel. L’Allegro initial cultive un écho de ritournelle ancestrale qui gagne en âpreté, se cache puis réapparaît dans le mouvement Très vif et se fait bondissant dans l’ultime Vif. Entre les deux, Lent offre une élégie tendre et recueillie. Ce qui charme aujourd’hui dans cette pièce déconcerta le tout premier public, à savoir ses « dépouillement poussé à l’extrême » et « renoncement au charme harmonique » voulus par l’auteur.

Entre ses Deuxième et Troisième Quatuor à cordes, René Leibowitz écrit un Duo Op.23 pour violoncelle et piano. Le dialogue apparaît d’abord constant et soutenu entre les instruments, successions de brefs moments contrastés (calme, agitation), avant une seconde partie suspendue qui accorde des soli écorchés au violoncelle de Christophe Roy, d’autres plus brillants au piano. L’œuvre est parfaitement illustrative de la méthode dodécaphonique, mais au point de s’y enfermer, à l’instar du Trio Albeneri Op.20 (1950) de la même époque. Donnée en fin de programme, cette pièce pour violon, violoncelle et piano s’avère particulièrement aride et formelle, jusqu’à manquer de couleurs sinon d’âme.

Faisant suite à l’entracte, on aura préféré la plus séduisante Sonate de chambre (1948/1963) d’Hans Werner Henze (1926-2012), avec de multiples climats développés au fil de ses parties, allant de la frénésie stridente au tragique essoufflé, sans négliger le sourire et la danse – avec un coup de cœur pour le deuxième mouvement, flottant avec superbe. Outre cet opus plein d’invention et de personnalité, évoquons aussi la Fantaisie Op.47 (1949) d’Arnold Schönberg (1874-1951). Dernière des œuvres chambristes écrite par l’auteur de Moses und Aaron [lire notre critique du DVD] durant son exil américain, elle offre la particularité d’être une pièce commandée par le violoniste Adolf Koldofsky, à laquelle une partie de piano fut ajoutée plus tard, sans la volonté d’une greffe ou tout au moins d’une osmose. L’archet nuancé de Noëmi Schindler et le clavier magistral de Jean-Claude Henriot font de ce moment le plus convainquant du concert.

De l’artiste aujourd’hui fêté, en alternance avec des partitions signées Gerhard, Globokar, Henze, Humble, Schönberg, Vrhunc, Webern et Zimmermann, les trois prochains concerts d’Aleph feront encore entendre les Quintette à vents Op.11 (1944), Concertino Op.47 (1958), Marijuana, variations non sérieuses Op.54 (1960), Quatre bagatelles Op.61 (1963) et Chanson Dada, trois mélodrames Op.76B (1968). Peut-être y retrouvera-t-on l’illustration de cette pensée du compositeur : « le musicien engagé est celui qui, bravant l’ordre établi sur le plan musical, brave par là même l’ordre établi sur le plan social et collabore ainsi à l’instauration d’une société de libertés » ?

LB