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Chroniques
Ensemble Intercontemporain
Scardanelli-Zyklus d'Heinz Holliger
Une semaine durant, un cycle de six concerts et un forum permet de faire plus ample connaissance avec Heinz Holliger, d’appréhender l’homme à travers le hautboïste, le chef d’orchestre et, bien sûr, le compositeur, puisque s’y font entendre Madrigal (1958), Sacher-Toast (1977), Eisblumen (1985), Gesänge der Frühe (1988), Mileva (1994), Concerto pour violon « Hommage à Louis Soutter » (1993-2002), Dunkle Spiegel (1996), Partita pour piano (1999), Hörere Menschleit (2001) et Lebenslinien (2002), autant d’œuvres diverses convoquant des effectifs très variés, jouées ici dans la proximité des classiques (Bach, Schumann, Zelenka, Biber, Telemann, Mozart, Debussy) et d’Elliott Carter qui lui dédia, il y a une quinzaine d’années, son Concerto pour hautbois.
Ce vaste Domaine privé Heinz Holliger prend fin mardi soir avec l’exécution intégrale de Scardanelli-Zyklus. Le compositeur écrivit ces commentaires des poèmes de Friedrich Hölderlin à partir de 1975, avec, pour commencer, ce qui deviendra le cercle central des Jahreszeiten pour chœur. Puis il s’attela à la constitution d’un second cercle, cette fois formé de pièces instrumentales, Übungen über Scardanelli ; enfin, il développa un dernier cercle de parties concertantes pour flûte, l’instrument même d’Hölderlin. Achevé en 1991, mais peut-être de façon non définitive, ce labyrinthe n’impose pas d’ordre précis au voyageur qu’il laisse puiser une pièce ici ou là, les jouer seules sans renvoyer à l’ensemble ou encore donner l’intégralité du cycle en tentant, comme aujourd’hui, de l’articuler en grande architecture.
L’auteur d’Hyperion, affaibli et psychiquement malade, passa la seconde partie de sa vie à Tübingen, d’abord dans une clinique qui tentait de nouvelles thérapies pour soulager ses patients, puis chez le menuisier Zimmer, tout à côté (le bâtiment abrite de nos jours l’Université de Tübingen). Les médecins lui donnèrent quelques trois mois à vivre ; il y restera trente-sept ans. Là, coupé de toute activité et du monde, contre une pipe de tabac et pour ses visiteurs, pour les voisins, pour n’importe qui, il écrivit quelques lignes sur les saisons, le temps, le vent, un tabouret, une promenade au jardin, une autopsie, le son de l’épinette, un rayon de soleil, un rien, qui tranchent totalement avec le reste de son œuvre. Il les signe systématiquement du pseudonyme Scardanelli, leur donnant des dates parfaitement aberrantes qui inventent une étrange chronologie s’étalant du 3 mars 1648 au 9 mars 1940 (ces poèmes furent composés entre 1833 et 1843).
Dirigé par le compositeur, l’Ensemble Intercontemporain sert sa musique avec la maîtrise et l’engagement qu’on lui connaît. Il convient de féliciter Sophie Cherrier qui joue brillamment les solos de flûte. Avec une formation instrumentale et quelques discrètes incursions de sons électroniques, l’œuvre convoque un chœur qui fait figure de personnage principal. Axe 21, chœur de solistes issus d’Accentus, assume ce rôle avec un soin minutieux. Quelques voix se remarquent particulièrement, comme celles du ténor Maciej Kotlarski et du soprano Kaoli Isshiki. Nous retrouvons avec plaisir Donatienne Michel-Dansac.
On pourra regretter l’option de présenter Scardanelli-Zyklus dans sa totalité sans entracte ; c’est assez inexplicable, surtout lorsqu’on lit ces lignes de Philippe Albéra dans les notes de programme : « L’œuvre est sans commencement ni fin ; elle ne comporte aucun point culminant, rien qui soit visé comme un sommet ou un point d’aboutissement, qui ressemble à une introduction ou à une coda, à un développement, à une réexposition, à un dénouement. De forme circulaire, Scardanelli-Zyklus échappe aux caractéristiques d’une dramaturgie classique : pendant près de trois heures, l’œuvre se déploie dans son caractère d’inexorabilité et de hiératisme, telle une cérémonie. Elle n’a pas été conçue comme une totalité, dans l’esprit de la forme monumentale, mais comme un journal dont les feuillets, liés à une idée centrale, s’ajoutent les uns aux autres... ».
Cependant, le cycle est nettement donné comme « une forme monumentale » et sans la moindre interruption, occupant rien moins que cent soixante minutes par une musique peu contrastée, déclinant souvent des pianississimi à la limite de l’audible, et demandant un grande concentration qu’il paraît malheureusement impossible de maintenir aussi longtemps. C’est dommage, mais le public « décroche », s’use, se désintéresse malgré lui de la musique, à tel point que la salle se vide peu à peu. Peut-être aurait-il été judicieux d’intégrer divers extraits de l’œuvre dans les concerts de la semaine, plutôt que de clore l’hommage rendu au compositeur par cette sorte d’apothéose placée trop au-dessus des forces du public, pourtant de bonne volonté.
BB