Chroniques

par nicolas munck

Ensemble Intercontemporain dirigé par Alejo Pérez
œuvres de Boulez, Eötvös, Lillienstern et Stravinsky

Cité de la musique, Paris
- 17 octobre 2012
Alejo Pérez dirige l’Ensemble Intercontemporain
© paula pérez de eulate / teatro argentino

C’est par un programme riche en dédicaces interposées que la Cité de la musique ouvre le cycle Hommages (du 17 au 29 octobre). Ainsi la Symphonie d’instruments à vent (1920) d’Igor Stravinsky est-elle dédiée à la mémoire de Claude Debussy disparu deux ans plus tôt, …explosante fixe…(1972), work in progress phare de la production boulézienne et conçu sous la forme d’un tombeau, est-il surmonté de l’épitaphe « Afin d’évoquer Igor Stravinsky-de conjurer son absence ». À l’hommage aux maîtres du passé s’ajoutent les hommages à des compositeurs bien vivants. Invité dès 1968 par Pierre Boulez pour diriger le concert inaugural de l’IRCAM, le compositeur et chef d’orchestre transylvanien Péter Eötvös rend justice à cette confiance « de Peter à Pierre » au travers de Steine (pierres en allemand), écrit pour le soixantième anniversaire du Français. Enfin, le jeune Allemand Genöel von Lillienstern (né en 1979), dédie The severed garden (référence au titre des Doors à Péter Eötvös. La boucle est bouclée.

Loin de suivre le déroulement historique imposé par ces multiples dédicaces (l’ordre serait ici plutôt renversé), la première partie du concert donne à entendre les pièces de Lillienstern et d’Eötvös. Alors que le cadet est connu pour faire régulièrement appel à des robots ou à des dispositifs artificiels au sein de sa musique, The severed garden évolue dans un instrumentarium plus conventionnel et entièrement acoustique. Toutefois, ce choix d’effectif ne doit pas être compris comme une remise en cause des travaux de recherche et d’innovation de ce musicien ; c’est tout le contraire : « Je ne pense pas du tout que la sonorité du XIXe siècle représente une situation normale, ni même neutre » déclare-t-il (cf. Accents, entretien avec Véronique Brindeau). Il donne quelques pistes qui permettent de comprendre les motivations de cette œuvre. Et s’il se cache derrière un paravent poétique à propos de son titre – « J’aime l’image qui me vient à ces seuls mots : un lieu inaccessible, étranger, d’un autre monde » –, le projet et les questionnements mis en œuvre dans cette pièce sont plus transparents : « Comment créer des relations repérables dans la durée par l’oreille d’un auditeur ? Comment bâtir des tensions métriques ? Comment intégrer une notation symbolique des sons dans la composition ? […] Imaginer la transformation d’une formation conventionnelle à travers des idées nouvelles dessine un horizon à la fluctuation très attirante ».

Chaleureusement accueillie par le public, cette pièce faite d’impulsion et de résonnance ne comporte pas de véritable développement (au sens premier du terme). Il s’agit plutôt d’une forme en juxtaposition de plusieurs motifs générateurs qui n’évoluent pas selon les principes d’une transformation continue, son auteur cherchant à présenter « une biographie sonore d’un être musical ». Dans le domaine du sonore, l’oreille est séduite par une grande recherche d’habitation des registres et la création de sons complexes, de transformations des attaques, etc. On notera en guise d’illustration de belles associations de registre piccolo et glockenspiel, ou la prolongation de pizzicati de violoncelle mis en résonnance par le vibraphone et prolongés par des sons continus de clarinette basse. Ces techniques, qui dénotent une habile pratique de la musique de studio, permettent de donner une dimension spatiale en jouant sur des impressions de proximité, d’éloignement ou de profondeur. Cette spatialisation se trouve renforcée par une écriture à mi-chemin entre le soliste et l’orchestral. Enfin, les derniers instants de la pièce prennent des allures de rituel profane : un ostinato dramatique de grosse caisse, sur un squelette rythmique sur-pointé et spatialisé par le piano, suggère l’achèvement de Trichromie, pour trois percussionnistes de Yoshihisa Taïra.

Difficilement assimilable à un « rituel de pacotille » (appellation que l’on peut entendre en laissant traîner ses oreilles dans la salle), Steine (1985) de Péter Eötvös se construit, dramatiquement parlant, sur une poétique (presque écologique) du son organique de la pierre. Fort attaché à cette dimension rituelle – le rite étant « la forme la plus ancienne dans laquelle gestique et son apparaissent en parfaite harmonie » (cf. Chinese Opera, Psaume 151, Harakiri) –, Eötvös intègre à sa nomenclature des paires de galets de hauteurs différentes, joués par chaque instrumentiste et le chef, déclenchés dans l’espace de manière aléatoire ou fixée dans de nombreuses sections-clés. Au delà de la curiosité sonore apportée par le son concret, ces différents déclenchements génèrent un jeu visuel, scénique, voire chorégraphique. En contrepoint de cette mise en espace, Steine frappe par de véritables trouvailles orchestrales : sons instrumentaux bruts proches des sonorités du théâtre nô avec relais, sons filés, principes de morphing, etc. Par ailleurs, le contrôle de l’équilibre de l’instrumentation (souvent enrichie de mélanges avec recours de percussions métalliques, de bois, etc.) rend systématiquement perceptible le « son pierre », y compris dans une orchestration opulente. Très à l’aise dans cette pièce, l’Ensemble Intercontemporain rend sous la direction d’Alejo Pérez, merveilleusement compte des richesses sonores, dramatiques et expressives de ce second volet.

Après un plongeon dans un univers de sons bruts, percussifs, et parfois granuleux, les Symphonies d’instruments à vent d’Igor Stravinsky, aux accents incantatoires, sont interprétées avec un souci du détail et une attention toute particulière portée à la qualité sonore plus que sur les autres paramètres. Bien que très propre (respirations, attaques, articulations, etc.), cette version peut néanmoins laisser un léger arrière-goût de formaté, le choix réalisé de la cohérence et de la continuité gelant les contrastes.

Enfin, ce concert se referme sur …explosante fixe… (1991-1993) pour flûte Midi, deux flûtes (co-solistes), ensemble et électronique. Constituée de trois parties et de deux interludes électroniques (Interstices I et II), la dernière version de cette œuvre fait appel à la technique IRCAM (Andrew Gerzo) et aux principes du score following (suivi de partition). Bien que de belle tenue, l’interprétation presque un peu lyrique soulève un certain nombre de questions sur le rôle et le statut du matériau électronique. Certes, dans la musique de Boulez il est toujours utilisé avec un certain self-control et dans la logique de l’écriture instrumentale. L’électronique est néanmoins présente et joue un rôle décisif dans les deux sections transitionnelles. On peut cependant avoir l’impression, peu agréable, que ces deux Interstices sont mises à profit par les instrumentistes pour réajuster leurs pupitres, vérifier leurs embouchures, etc. Si l’on peut comprendre ces contraintes techniques, elles peuvent se révéler préjudiciables à la prise de conscience de « l’intériorité du son ». Poursuivre l’attention et la concentration ne participerait-il pas du respect que l’on devrait avoir vis-à-vis de toute œuvre et de tout matériau, qu’il soit acoustique ou électronique ?

NM