Recherche
Chroniques
Erwartung | Attente, opéra d’Arnold Schönberg
La voix humaine, monodrame de Francis Poulenc
S’il paraît souvent artificiel de réunir deux ou trois œuvres pour former une soirée d’opéra, confier la mise en scène d’une production lyrique à un chorégraphe est presque aussi souvent une idée lumineuse. Sans chercher jamais l’illustration ni s’enferrer dans un théâtre psychologique, Christian Rizzo traverse en toute légèreté trois opus sombres au volant de métaphores qu’il sait garder simples, dans le meilleur sens du terme.
Lors d’une ultime conversation amoureuse au téléphone, une femme en sursis d’abandon est peu à peu dépouillée du mobilier, des miroirs, des lumières, des murs, du sol, de son manteau rouge, de ses illusions, ses souvenirs, la parole, tout, sauf de cet amour qui l’écorche encore, par les danseurs accomplissant leur tâche comme un rituel nécessaire. Cruellement efficace ! Assumée en tant que grande dame de l’opéra, une diva évoque la lune et son Pierrot, double flouté de tulle noir, bête de fourrure mariant les abbés du Pierrot Narcisse de Giraud (1887) aux « sinistres papillons noirs » du cycle de 1884 en une fascinante créature graphique qui évolue dans le lent voyage d’encres contraires s’émulsifiant sur la page – la finitude du cadre de scène, mise en perspective par l’orchestre de chambre, côté jardin. Diablement poétique ! Errant à la recherche de son amant, une femme est froidement encerclée par la déambulation de silhouettes sans visages – absent, l’homme ne la regarde plus, lui dénie jusqu’à sa propre existence, nul autre ne pouvant avoir de regard à ses yeux –, arbres humanisés à demi, d’une neutralité angoissante qui excorie la subjectivité de cette voix, jusqu’à l’unique rencontre factuelle : celle d’une dépouille portée tête en bas, comme l’on saigne une bête, lorsqu’elle évoque « la large trace rouge » d’un mauvais rêve. Bouleversante intimité ! Outre ces qualités, le spectacle de Rizzo dose adroitement les présences et les espaces qu’elles inventent, concentrant comme rarement l’auditeur sur le texte, dans un naturel musical évident.
Soprano dramatique avantageusement impacté, dotée d’une couleur opulente dont elle use avec une expressivité parfaitement maîtrisée, Brigitte Pinter donne un fort belErwartung où, avec souplesse, elle se révèle tendrement moelleuse sur certaines attaques comme fermement emportée sur d’autres, jouant (d’intelligence avec le livret) de contrastes pertinents. Au concert, on put souvent entendre Anja Silja dans Pierrot Lunaire, ces dernières années ; si toujours elle s’y montra excellente diseuse, c’est ce soir, en scène, qu’elle rend toute son aura à l’œuvre de Schönberg. Charismatique, cette luxueuse récitante – qui n’avait pas fréquenté le Capitole depuis son Eva (Die Meistersinger von Nürnberg) de 1964 – porte sobrement mais sûrement une page qu’elle connaît sur le bout des doigts. Enfin, Stéphanie d’Oustrac sert magnifiquement la partition de Poulenc, sorte de long récitatif accompagné duquel naissent quelques ariosos pathétiques ; la diction exemplaire et un généreux engagement dramatique fond du troisième volet de cette soirée un moment inoubliable.
Au pupitre d’un Orchestre national du Capitole juché sur les hauteurs, en fond de scène (sauf pour Pierrot Lunaire dont le petit effectif partage le plateau avec la voix et la danse), Alain Altinoglu met soigneusement en valeur les timbres et ose explorer leur oxydation, pour commencer (Erwartung), donne un Pierrot d’une sonorité gracieuse, comme héritée d’un romantisme tardif, très vibrée, tandis qu’il affirme franchement l’urgence de La voix humaine, sans en oublier l’onctuosité qu’il se garde de trop enguimauver bien qu’en profitant des couleurs de l’instrument qu’il dirige.
BB