Chroniques

par bertrand bolognesi

Esa-Pekka Salonen dirige l’Orchestre de l’Opéra
Henri Dutilleux, Gustav Mahler, Maurice Ravel

Opéra national de Paris / Auditorium Bastille
- 6 avril 2006
le chef finlandais Esa-Pekka Salonen photographié par Johan Ljungström
© johan ljungström

Présent pour les représentations d’Adriana Mater, nouvel ouvrage lyrique de Kaija Saariaho qu’il dirigera jusqu’au 18 avril, Esa-Pekka Salonen conduit les musiciens de l’Orchestre de l’Opéra national de Paris dans un programme généreux, ouvert par le cycle des Knaben Wunderhorn Lieder dont l’œuvre de Gustav Mahler fut continuellement hantée.

Au début du XIXe siècle, une vague d’identification nationale allemande a développé un goût particulier pour les traditions et la poésie folklorique(l’expression du peuple, das Volk), tourné vers un héritage culturel en lutte avec tout ce que l’industrialisation et l’essor urbain pouvaient amener d’immoralité supposée. Avec ses sentiments de gratitude pour la terre, ses figures de paysans sains et ses hymnes à la pureté de la forêt, le romantisme allemand tardif est tout imprégné d’un enthousiasme rencontré dans les contes paysans collectés par les frères Grimm comme dans la publication en 1805, par Arnim et Brentano, duKnaben Wunderhorn (soit Le Cor merveilleux de l’enfant). Dans ce vaste corpus de près de cinq cent poèmes, Mahler croise de nombreux échos aux tourmentes de sa personnalité sujette aux obsessions morbides. De 1887, avec une première série de neuf Lieder (accompagnés au piano), à Der Tamboursg’sell qui vient s’ajouter aux orchestrations en 1905, le compositeur y puisera une sensible inspiration qui contamine jusqu’à ses symphonies.

Matthias Goerne introduit l’exécution avec un Schildwache Nachtlied plutôt sourd dont seuls le haut-médium et l’aigu nous parviennent, bien que Salonen s’avère attentif à l’équilibre entre voix et orchestre. Sans exagérer jamais la tonicité possible de cette page, le chef soigne chaque détail, obtenant des bois une tendresse remarquable. Par la suite, le baryton accuse d’autres soucis, la justesse n’étant certes pas des moindres : dépassé par la vivacité du Lied des Verfolge im Turm où sa voix reste clouée à la scène et ne génère qu’un disgracieux éclat en fin de parcours, il se montre plus vaillant dans Trost im Unglück tandis que l’absence de grave s’affirme plus fâcheuse encore dans Des Antonius von Padua Fischpredigt, peu probant. Le style crie famine dans Revelge et une pâte vocale indifférente dessert Der Tamboursg’sell dont on ne comprend goutte. Dans ce triste parcours, une agréable surprise : Goerne engage Urlicht dans un moelleux inouï dont savamment il entretient l’égal legato, parfaitement maîtrisé jusqu’en voix de tête.

Se glissant dans cette navigation comme un poisson dans l’eau, Christine Schäfer, après une Rheinlegendchen un peu raide, colore Das irdiche Leben en sollicitant efficacement le bas-médium. Évitant le contresens primesautier habituellement fait sur Das himmlische Leben, le soprano laisse goûter chaque intention du poème avec un indéniable génie du texte, comme en témoigne ensuite, dans un tout autre registre, la sinueuse espièglerie de Verlorne Müh où s’exprime un esprit délicieux. Dans Lob des hohen Verstandes, elle tient le public en haleine, tirant parti des contrastes orchestraux, de même qu’elle lui rappellera, avec Wo die schönen Trompeten blasen, que la pensée est souveraine au point de conduire l’art le plus sûrement qui soit.

La conception d’Esa-Pekka Salonen impose malencontreusement une distance frustrante. S’il est bien venu qu’elle n’exagère jamais ritenuti ou rubati, cette lecture oublie souvent la couleur et parfois même le relief. Certes, il n’est pas mauvais de bousculer les habitudes d’écoute, car l’interprétation possède elle aussi son histoire, et le moment où l’on joue telle pièce ne saurait s’isoler de celui que nous avons à vivre dans l’incontestable aujourd’hui ; quant à ne plus profiter des alliages timbriques, de la respiration du geste musical, d’une grande part de ce qui tend à révéler la motivation d’une œuvre comme l’envie de la jouer, un pas aurait gagné à n’être pas franchi.

En seconde partie de soirée, le Finlandais rend hommage à la musique française à travers The Shadows of Time écrit par Henri Dutilleux il y a près d’une dizaine d’années. Là, c’est tout l’inverse ! Salonen s’ingénie à en révéler les trames, obtenant une flatteuse plasticité des timbres et une étonnante suavité des cordes. Il use d’une palette magnifique disposant de subtiles demi-teintes. De cette interprétation méticuleusement nuancée et sensible, le compositeur, salué par l’enthousiasme du public, ne semble pas mécontent… Pour finir, l’amorce de la roborative Valse de Maurice Ravel paraît sourdre de desseins dangereux, scellant une fine qualité d’approche trop tôt contredite par une livraison sans secret qui amène le chef à une désolante unité vociférant sans expressivité.

BB