Recherche
Chroniques
Esa-Pekka Salonen dirige l’Orchestre de Paris
Claude Debussy, György Ligeti et Olivier Messiaen
Cela devait bien arriver un jour : c’est la rentrée ! Ainsi nos formations instrumentales regagnent-elles leur résidence habituelle, après s’être exprimées lors des festivals d’été, pour certaines, ou avoir pris quelque repos, quant aux autres. Reprenant en partie le programme du concert qu’il donnait le 14 juillet au Festival d’Aix-en-Provence, l’Orchestre de Paris retrouve, avec la Philharmonie devenue en 2015 sa maison, maestro Salonen pour une longue soirée de voyage dans une modernité comprise entre 1888 et 1973.
Troisième des envois de Rome du jeune Claude Debussy, le poème lyrique pour soprano, alto, chœur féminin et orchestre La demoiselle élue fut conçu en 1888 d’après The blessed damozel du poète et peintre préraphaélite Dante-Gabriel Rossetti. Publié dans un premier état en 1850 et plusieurs fois révisé jusqu’à sa version définitive de 1873, le poème avait fait l’objet d’une version française, signée Gabriel Sarrazin qui l’intégrait en 1885 à son anthologie de la poésie anglaise moderne (pour reprendre le terme du volume). Rendue publique au printemps 1893 dans sa mouture avec piano, l’œuvre, créée dans sa complétude orchestrale le 2 décembre 1902, entre ce soir au répertoire de l’Orchestre de Paris.
Étales et mystérieuses, les cordes introduisent en souplesse le lyrisme contenu des premières mesures, empreint d’un souvenir wagnérien, tandis que le chœur, préparé par Ingrid Roose, s’inscrit plus fermement dans la tradition française. À la diaphanéité chorale répond l’assise et la puissance de Fleur Barron [lire nos chroniques de Nabucco, Eugène Onéguine, Madama Butterfly et L’incoronazione di Poppea], venue remplacer le mezzo-soprano Marie-Andrée Bouchard-Lesieur. À la faveur de l’intervention généreuse et tendre de la Demoiselle, la discrétion de l’orchestre peu à peu se transforme en plus pleine audace expressive, habitant les cordes d’une exquise sensualité. À tel caresse répondent des soli infiniment soignés – flûte, cor anglais, hautbois, jusqu’aux bassons obombrés et au cor fort doux, respiré dans un miracle. Le soprano Axelle Fanyo conjugue à l’autorité naturelle de la voix un chant d’une musicalité inouïe, la diction idéale et un charisme nécessaire, pour ainsi dire, voire impératif. Grâce à une technique parfaitement maîtrisée qu’elle met habilement au service du sensible, la jeune artiste magnifie le poème jusqu’en une joie communicative. Après une ultime intervention de Fleur Barron dont séduit le timbre riche, le chœur pose la fin en deux ah presque statiques. Voilà qui commence bien !
Graz, 15 octobre 1973. Dans la capitale styrienne qui accueillait le festival Musikprotokoll a lieu la première mondiale de Clocks and clouds de György Ligeti. Écrite pour douze voix féminines et orchestre, l’œuvre entre elle aussi au répertoire de l’Orchestre de Paris avec ce concert qui sera redonné demain soir. Une page de clavecin et une page d’orgue pourraient en être les prémices, Continuum de 1968 en ce qui concerne l’aspect répétitif et l’étude Coulée, de 1969, pour l’oscillation perpétuelle. Avec celles-ci, comme avec d’autres partitions destinées à l’orchestre, Clocks and clouds – le titre (en français : Horloges et nuages) se réfère à un texte du philosophe Karl Raimund Popper – partage l’élaboration d’un tissage minutieux dont les évolutions se camouflent dans une mécanique hypnotique. L’extrême minutie qu’investit Esa-Pekka Salonen à marier les timbres, jusqu’à la quasi-invention d’instruments-chimères, sert avec bonheur les infimes changements qui façonnent l’œuvre comme les réveils délimités par deux percussionnistes en relance de plusieurs cycles. Cette fois, les voix sont celles du chœur Accentus, pétries en amont par Richard Wilberforce. On goûte une interprétation d’un indicible raffinement où les gosiers sont faits instruments quand les bois s’avèrent bientôt vocaux.
Après l’entracte, c’est à Boston en décembre 1949 que les musiciens emmènent l’auditeur. Ce soir-là, Leonard Bernstein donnait le jour à la vaste Turangalîlā-Symphonie à laquelle Olivier Messiaen, alors quarantenaire, avait travaillé de l’été 1946 à l’automne 1948, répondant à une commande de Serge et Nathalie Koussevitzky. À l’inverse des opus précédents, celui-ci est au répertoire de la formation parisienne depuis quarante-sept ans, et si l’on peut éventuellement considérer que le jouer aujourd’hui est moyen de célébrer les trente ans de la disparitions du maître (27 avril 1992), souvenons-nous qu’il fut donné à la salle Pleyel pour le centenaire de sa naissance [lire notre chronique du 10 décembre 2008]. Grande fresque en dix séquences requérant un vaste effectif, la Turangalîlā-Symphonie, dont le titre évoque une cosmologie orientale réinventée – « en sanskrit, lîlā signifie littéralement le jeu mais le jeu dans le sens de l’action divine sur le cosmos, le jeu de la vie et de la mort. Lîlāest aussi l’amour. Turanga c’est le temps qui court comme le cheval au galop, le temps qui s’écoule comme le sable du sablier. Turangalîlā veut donc dire à la fois chant d’amour, hymne à la joie, temps, mouvement, rythme, vie et mort », expliquait le compositeur –, occupe en général le concert à elle seule, avec ses soixante-dix-sept minutes. Pour l’occasion, deux solistes gagnent la scène, l’ondiste Nathalie Forget [lire nos chroniques de Glossolalia, Trois petites liturgies de la présence divine et Véga] et le pianiste Bertrand Chamayou [lire nos chroniques du 21 décembre 2011, du 12 octobre 2014, du 23 juillet 2016, des 8 et 15 janvier 2017 et du 12 février 2019].
Après une Introduction particulièrement mafflue, d’emblée articulée par les envolées ondistiques et l’aigu vigoureusement percuté du piano, et où se signale une remarquable tendreté violoncellistique, le premier Chant d’amour affiche une inspiration très énergique ; bénéficiant de l’impulsion, voire de l’impulsivité, du chef finlandais qui ne marque jamais trop points d’orgue et d’arrêt, instillant dès lors une fluidité inhabituelle (et salutaire, croyons-nous) à l’exécution. Alors que la facture générale de l’œuvre interroge la date – 1948, rappelons-le –, le soin des couleurs, dans une certaine inflexion de cordes comme dans le dessin des bois, en parfume d’immédiat après-guerre l’interprétation. La lenteur secrète de Turangalîlā I, invitée par les mélismes de la clarinette, trouve, en la superposition du choral de cuivres à la scansion pianistique, une dimension tellurique sans cesse renouvelée. Passé un second Chant d’amour plutôt facétieux où se fait clairement entendre le génie rythmicien de Messiaen, et ponctué d’une véritable cadence soliste dont Chamayou se joue merveilleusement, c’est l’incroyable bondissement de Joie du sang des étoiles, forge inépuisable qui cède bientôt place au Jardin du sommeil d’amour et à ses échos résurgents. Alors que jusqu’ici l’abord de Salonen a convaincu, voilà qu’il laisse sur sa faim en asséchant ce mouvement jusqu’en une contradictoire aridité. Hardiment lancé par le pianiste, Turangalîlā II joue de contrastes et de réminiscences fragmentées, régulièrement questionnés par les clarinettes, ouvrant sur Développement de l’amour et ses élans musclés. Bien modéré – ainsi s’annonce la surgescence presque minérale de Turangalîlā III qui, dans la présente version, fascine. Le concert s’achève en cordial triomphe de la danse, Finale radieux, presque hilare – si tant est que puisse rire d’extase la musique.
Début de saison 2022/23 satisfaisant, donc, avec ce concert qui intègre à la phalange lutécienne cinq musiciennes issues de l’Orchestre symphonique national d'Ukraine, de la Camerata de Kyiv et de la Philharmonie d’Odessa, concert que vous pouvez voir ou revoir jusqu’au 13 mars sur le site Arte Concerts.
BB