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Chroniques
Esa Pekka Salonen dirige les Berliner Philharmoniker
Stravinsky, Salonen et Chostakovitch
C’est dans un programme russe que le chef finlandais Esa-Pekka Salonen dirige ce soir les Berliner Philharmoniker, introduisant dans ce menu l’une de ses propres compositions. Depuis quelques années, en effet, cet interprète talentueux ne se contente pas de jouer la musique, il en écrit. Ainsi put-on entendre (il y a quelques temps déjà) ses lieder pour soprano et orchestre, créés par Dane Upshaw. D’autres œuvres amenèrent peu à peu un avis assez mitigé sur l’intérêt de cette production. Ce soir, il présente Insomnia, partition écrite en 2002 et créée en décembre à Tokyo. Elle use d’ostinati typiques de la musique populaire d’Europe centrale, de quelques traits tziganes et de cette sorte d’effervescence chère aux ouvrages répétitifs des américains des années soixante-dix. Elle se développe jusqu’à en se faire verbeuse. Toutefois, Salonen s’est concentré sur certaines recherches d’effets de timbre qui apparaissent nouvelles sous sa plume, et qui, à elles seules, constituent quelque intérêt. Reconnaissons l’impressionnante énergie qui se déploie dans son travail, s’exprimant toujours avec faste, proche de celle dont est coutumier Magnus Lindberg ; mais cela suffit-il à construire une œuvre ? Peut-être cette musique souffre-t-elle d’avoir été écrite par un homme qui connaît trop bien son instrument et le répertoire, sans s’en être affranchi. Sans doute est-ce dans ses essais de timbre que Salonen est le plus personnel plutôt qu’en ses grands gestes bavards et assourdissants, d’une grande pauvreté rythmique et sans recherche de nuance. Nourrissons quelque espoir qu’il canalise un jour ses forces vers ce type de terrain, en s’allégeant le plus possible des tics emphatiques qui l’entravent.
Insomniaest entourée d’œuvres de deux grands maîtres russes du XXe siècle. En fin de programme, nous entendons la Symphonie en si majeur Op.14 n°2 « Octobre » de Dmitri Chostakovitch, écrite en 1927 sur un poème de Alexandre Bezimienski (Александр Безыменский), et convoquant un chœur. Le Largo initial débute dans un grand mystère. Avec intelligence, Salonen laisse la caisse donner le départ, greffe geste et tempo à la pulsation du percussionniste. Les sonorités sont graves et la lecture d’aujourd’hui en tend l’atmosphère tout en ménageant une certaine retenue, avec beaucoup de suspense. Dans l’emploi des contrebasses, on constate que Chostakovitch connaissait parfaitement la Totenfeier de Mahler. La sonorité générale est crue, avec des cris de violons déchirants, jouant fort subtilement sur des contrastes chaotiques entre de grands effets de masse et des sonorités plus dépouillées et précaires aux cordes, dans une belle dignité triste. On apprécie la précision du Rundfunkchor Berlin. Dans l’ensemble, l’œuvre bénéficie d’une prestation louable, satisfaisant à l’esthétique soviétique de ces années-là.
En tout début de soirée, les Berliner Philharmoniker ont joué Petrouchka de Stravinsky (version de 1947). Salonen en propose une lecture contrastée, précise, parfois analytique, faisant sonner dans toute sa splendeur l’acoustique incomparable de la Philharmonie. Cependant, certains alliages de timbres demandent un travail plus minutieux, plus subtil, qui jamais ne manque d’apporter un peu de poésie et de mystère à l’œuvre. Aussi, pour flatteuse qu’elle paraisse, l’interprétation de ce soir se limite au directement spectaculaire, oubliant son sujet. Au moins l’occasion nous est-elle donnée de constater une fois de plus la qualité de cet orchestre ; car si Vienne possède les plus belles cordes du monde, si Londres s’affirme par des percussions extraordinaires et si les cuivres de Chicago sont magnifiques, c’est indéniablement Berlin qui brille le plus par ses bois et, surtout, par l’équilibre entre tous les pupitres.
BB