Chroniques

par jorge pacheco

Espace et polychoralité par Les Éléments
cinq siècles d'histoire chorale

Collège des Bernardins, Paris
- 24 mai 2012
le chef de chœur Joël Suhubiette
© françois passerini

Dans le cadre du cycle Timbres, espace et résonances, le Collège des Bernardins accueille dans sa grande nef le chœur de chambre Les Éléments pour une soirée intitulée Espace et polychoralité, avec un programme embrassant cinq siècles d'Histoire (de la Renaissance à nos jours). Après les claviers de Michaël Levinas [lire notre dossier] et les cuivres de Romain Leleu, c'est donc à la formation toulousaine de s'approprier ce magnifique endroit, autrefois lieu de vie monacale, afin d'explorer les rapports entre différentes voix mises en espace.

Notons que, consacré presque exclusivement à un répertoire ecclésiastique, ce programme qui s'ouvre par trois des plus grands maîtres du genre (Palestrina, Josquin Desprez et Victoria) a le grand mérite de rendre à ces œuvres la place qu'elles méritent dans un lieu de réflexion théologique, quand aujourd'hui la « grande musique » a été remplacée dans les églises par des chants d'une béatitude insipide qui prétendent susciter des sentiments pieux avec des mélodies ridicules.

Si l'on ajoute à cela un ensemble jeune mais enthousiaste et de grande qualité, un chef précis et un espace à l'acoustique légèrement réverbérante, très propice au projet de spatialisation, et fort bien insonorisé – nos craintes par rapport à la proximité de la rue sont vite oubliées –, nous obtenons une soirée musicale et mystique pleinement réussie.

Le Stabat Mater à deux chœurs de Palestrina ouvre le concert.
Dédiée au Pape Grégoire XIV, cette partition de maturité est sans doute l'un des sommets du compositeur italien. Malgré un tempo plutôt rapide, point en accord avec la douleur exprimée par le texte et péchant parfois par une certaine raideur dans l'enchaînement des interventions chorales, la pureté et la grâce du phrasé palestrinien sont admirablement honorées. Aucun vibrato ne vient perturber l'émission vocale, d'une limpide pureté, et la diction parfaite semble vouloir respecter pieusement les principes de clarté prônés par le Concile de Trente.

Une progression ascendante dans la division du chœur s'annonce dans l'ordre du programme avec le Magnificat Sexti Toni à trois chœurs de Tomás Luis de Victoria. Ayant étudié la polyphonie à Rome avec Palestrina qu'il admirait jusqu'à imiter ses manières et son habillement, ce musicien se caractérise par une approche plus expressive du texte que son illustre maître. Une incompréhensible omission du programme nous prive du texte, ce qui, en contrepartie, laisse d'autant apprécier la pertinence de la séparation spatiale des trois chœurs. Les différentes entrées se répondent telles des voix célestes et envahissent la nef. Cette disposition éloignée oblige le chef Joël Suhubiette [photo] à redoubler d'efforts pour conserver un tempo homogène, ce qu'il réussit louablement.

La progression se poursuit avec l’impressionnant canon à six chœurs Qui Habitat de Josquin Desprez, prouesse d'écriture polyphonique, probablement représentative de l'affection que le compositeur franco-flamand avait pour ces jeux intellectuels, mais pas autant de l'univers expressifs de ses motets. L'énorme difficulté que pose cette partition à vingt-quatre voix réelles se reflète de surcroît dans le visage de Suhubiette qui nous fait face, obligé d'arrêter ses musiciens au milieu de la première tentative d'exécution qui menace de tourner au chaos, probablement à cause d'un tempo cette fois-ci trop lent. Nous saluons cependant son honnêteté et aimerions en voir d'autres suivre cet exemple. La deuxième tentative arrive à bon port, non sans contretemps : la texture contrapuntique finit par se confondre dans une pâte épaisse et peu définie où les voix de femmes sonnent trop fort par rapport aux masculines.

Complètement différentes, bien qu'ancrées dans la même tradition, les deux œuvres suivantes, représentatives de la musique dite « contemporaine », sont exécutées en présence des compositeurs. Pour Medea Cindirella à quatre chœurs de six voix, Alexandros Markeas se sert de la connotation théâtrale inévitablement liée à la spatialisation des voix et construit une sorte de tragédie miniature. Les voix d'hommes profèrent des insultes ou chantent des thrènes dans une sonorité épaisse, tandis que celles des femmes s'élèvent dans des cris de révolte. La pièce transporte dans son univers sombre, ce à quoi la disposition spatialisée du chœur contribue en grande partie. L'auditeur est cependant surpris par les choix peut-être trop nettement tranchés de la partition ainsi que par la tentative du compositeur d'enrichir l'œuvre d'Euripide par des vers que Francis Cabrel ne renierait pas.

Nun de Caroline Marçot nous replonge dans l'univers religieux en abordant, de manière libre les Lamentations de Jérémie. La confusion règne néanmoins dans la note de programme qui accompagne l'exécution, qu'il faudrait peut-être interpréter à l'aide d'un médium, et qui ne favorise pas la compréhension de la partition. L'œuvre en soi est sans doute plus parlante que le texte qui l'introduit ; elle propose une masse indéfinie de voix éparses de laquelle surgissent des cris angoissés qui, intéressants par leur prime force théâtrale, ont bien du mal à prendre une forme musicale et finissent par fatiguer.

Pour l'exécution d’Ehre sei Gott in der Höhe (Gloire à Dieu dans les hauteurs) à deux chœurs de Felix Mendelssohn, l'ensemble vocal est déjà bien chauffé. La pureté et la retenue qui caractérisa le répertoire de la Renaissance se change en puissance expressive, ce qui prouve la versatilité de la formation. En fin de soirée, la Messe pour double chœur a cappella de Frank Martin en est la preuve concluante. Le compositeur suisse, qui parmi ses élèves à l'École Supérieure de Musique de Cologne comptait le jeune Stockhausen, signait là une belle page où se voient pleinement reflétés son germanisme et sa passion pour la musique française, surtout dans son langage harmonique inclassable. Les Éléments livre une version engagée et pleine de vitalité, quoique manquant parfois d'homogénéité dans l'équilibre des voix, mais délicate lorsque l’exige le sens du texte.

De quoi clore en beauté ce moment imprégné de spiritualité, dans un espace unique qui s'affirme comme un important lieu de réflexion esthétique. Il s'agira d'être attentif à ses prochaines manifestations.

JP