Chroniques

par jérémie szpirglas

et le langage fut
Neue Vocalsolisten Stuttgart

Centre Acanthes / Arsenal, Metz
- 9 juillet 2009

À leur entrée en scène, il flotte parmi les Neue Vocalsolisten de Stuttgart comme un parfum d’indécision. Ils cherchent des yeux, l’inquiétude pointe — l’une d’eux, soprano, manque à l’appel. La colorature lance alors un cri strident vers les coulisses et l’autre arrive d’un pas pressé, penaude. Un regard entendu et, tous ensemble, ils soupirent.

Le concert a commencé, sans même qu’on s’en aperçoive. Impression de déjà vu : tout cela rappelle fortement la pièce de Pirandello, Six Personnages en quête d’auteur. Sauf qu’au lieu d’un auteur-créateur au dessein plus vaste qui nous dépasse, nos six chanteurs sont en quête d’un langage — sans lequel il n’est pas question d’expression et encore moins de théâtre ou de musique.

À l’instar de la pensée philosophique — qui au lieu de tenter de penser le monde (ce qu’elle faisait traditionnellement) tente aujourd’hui de se penser elle-même, à commencer par ce langage qui est à la base de tout raisonnement —, les écrivains et musiciens se retrouvent embarqués depuis près d’un demi-siècle dans une exploration déconstructive de la langue. Une langue qui leur échappe, qu’ils font semblant d’oublier ou de ne plus comprendre.

Parmi les interprètes de la musique d’aujourd’hui, les Neue Vocalsolisten sont sans doute des meilleurs et les plus fidèles compagnons de route des compositeurs engagés dans cette démarche. À la théâtralité de leur chant s’ajoute une alchimie scénique exceptionnelle, et leurs performances, inclassables et pleines d’humour, s’apprécient bien au-delà de leurs qualités vocales. En résidence à l’Arsenal de Metz pour les deux semaines du Centre Acanthes, où ils servent de cobaye aux jeunes stagiaires en composition, ils prouvent, ce soir encore, la vivacité et la richesse de cette confrontation de la musique et de la langue.

Nous avons droit, successivement, au désopilant Fe de erratas pour six voix mixtes d’Elena Mendoza — dans lequel verbe et ligne musical se mêlent indistinctement pour s’interrompre et se suspendre au détour d’une phrase —, à Naturae pour trois voix d’hommes d’Ivan Fedele — où le texte se dégage de la partition comme si intervalles et articulations musicales énonçaient chaque syllabe — ou encore à Nein Allen, pièce aux allures improvisées pour cinq voix mixtes, dans laquelle Carola Bauckholt renverse radicalement le lien entre texte et musique — de l’écriture musicale découle le livret, la mélodie et les figures rythmiques et harmoniques suggérant chacune à leur tour une suite de syntagmes sans queue ni tête, au cours de laquelle on croise toutes les langues juxtaposées dans un chaos allègre.

Ponctuant la première partie du concert, quatre extraits de Der Turm zu Babel de Mauricio Kagel démontrent comment un même texte, traduits dans des langues diverses, peut apparaître musicalement sous des masques étonnement variés. Le rythme et la vocalité de chaque langue entraine la musique dans une direction singulière chaque fois différente, Kagel ne se privant pas au passage de quelques exagérations caricaturales.

Le concert se conclut sur une seconde partie monumentale, avec le magnifique A-Ronne de Luciano Berio, indéniablement l’un des champions du théâtre musical et notamment des explorations linguistiques avec son ami Eduardo Sanguineti. Répétition insatiable d’un même texte (court collage de passages pris dans la Bible traduite par Luther, ainsi que dans T.S. Eliot, Dante ou Marx), A-Ronne est la brillante démonstration du pouvoir signifiant du ton, du comportement vocal et des expressions corporelles et orales.

JS