Chroniques

par bertrand bolognesi

Euridice | Eurydice
opéra de Giulio Caccini

Innsbrucker Festwochen der alten Musik / Tiroler Landestheater, Innsbruck
- 23 août 2013
la trop rare Euridice de Caccini, au Festival d'Innsbruck
© rupert larl | innsbrucker festwochen

Au fil d’une édition d’une extrême richesse qui mêle judicieusement les répertoires [lire notre chronique de la veille], ce sont quatre productions lyriques que les Innsbrucker Festwochen der alten Musik offrent cette année. Après La clemenza di Tito (Mozart), Dido ans Aeneas (Purcell) et Venus and Adonis (Blow), le temps est venu de la première de l’Euridice de Caccini, d’ailleurs retransmise en semi-direct (décalée d’une heure) par l’ORF.

Ainsi nous est proposée une plongée à l’aube du XVIIe siècle, l’ouvrage ayant été tout spécialement conçu pour les épousailles d’Henri de Navarre (c’est-à-dire Henri IV) et de la jeune princesse toscane Maria de' Medici, le 17 décembre 1600, en la Primatiale Saint-Jean de Lyon – un mois jour pour jour avant la signature du Traité de Lyon qui devait mettre un terme au conflit savoyard. De treize ans l’aîné de la promise, le poète Ottavio Rinuccini était attaché à la maison Médicis et c’est tout naturellement qu’il écrirait le texte que le Romain Giulio Caccini aurait à mettre en musique pour l’occasion – plus précisément « remettrait » en musique : deux ans après le livret de Dafne pour l’opéra éponyme de Jacopo Peri, Rinuccini compose Euridice pour une pastorale du même Peri, donnée à la cour du grand-duc Ferdinand Ier au début d’octobre 1600 ; c’est donc une nouvelle mouture qu’en livre deux mois plus tard Caccini, son complice à la Camerata fiorentina. Célébrant un couple éternel à travers six brefs tableaux précédés d’un prologue, Euridice salue dignement la noce royale « sur le papier », puisque l’opéra n’est d’abord que publié pour l’événement. La création effective eut lieu le 5 décembre 1602, à Florence.

En formation quasiment « familiale » (ils sont sept ou huit), les musiciens de Concerto Italiano, dont l’excellentissime Mara Galassi à la harpe [lire notre chronique du 28 octobre 2005], ouvrent la fête par un introït discrètement élégant. Rinaldo Alessandrini infléchit à sa lecture une tendresse presque intrusive qui sert somptueusement le sujet. La musique de Caccini est celle d’un madrigaliste sensible et toujours subtilement ingénieux, proche en cela de Monteverdi (dont cinq ans plus tard l’Orfeo verrait le jour à la cour mantouane). Acquises de longue date par le chef italien [lire notre chronique du 30 avril 2005, par exemple, ou notre article CD], la connaissance approfondie et la précieuse expérience de l’univers monteverdien se déploient avec autant de délicatesse que de jugement au fil d’une représentation élevée ici au rang de bijoux insoupçonné.

Une quinzaine de voix défend avantageusement l’ouvrage. Esprits, nymphes, allégories et bergers réalisent exquisément les nombreux ensembles vocaux. La basse Matteo Bellotto en constitue le socle à la fois souple, solide et immensément musical, qualités qu’on retrouve ensuite en Radamanto. Raffaele Giordani libère un dessus précis, Marco Scavazza un ferme baryton-basse, ces gosiers ménageant un équilibre raffiné au quatuor masculin que domine le baryton cuivré de Mauro Borgioni (également Caronte). Si, avec un aigu crument nasalisé et une émission parfois instable, l’Arcetro de Gianpaolo Fagotto convainc moins, son pendant Aminta nuance un ténor gracieux, délicieusement conduit par Luca Dordolo, au timbre séduisant. Pluton mordant, sur un bourdon d’orgue parfaitement acide, la morgue d’Antonio Abete est idéale. Amplement respirée et souverainement dite, la partie d’Orfeo est magistralement menée par Furio Zanasi, un parlar’cantando à fondre sur place.

Les dames ne sont pas en reste, avec le chant présent et toujours très exact de Monica Piccinini, fiable dans les ensembles et impérieuse Vénus, et principalement la Proserpine chaleureuse de Sara Mingardo qui prête l’onctuosité de son grave et l’infinie prégnance dramatique à la déploraison d’Eurydice par Daphné – à pleurer. Quant au rôle-titre, il nous en coûte d’avoir à écrire que, par-devers une expression plutôt musicale, Silvia Frigato ne l’honore guère par des émissions souvent incertaines et un format vocal trop vite couvert.

Avec la complicité du décorateur Nicolas Bovey, Hinrich Horstkotte invente adroitement le principe de sa mise en scène en concentrant la scénographie sur une sorte de « boite » qu’on dénommerait tout aussi bien « niche », mobile dans sa version maquette et bien solidement appareillée en son format définitif. Les valets de théâtre nous l’indiquent en distanciation, tandis que le couple royal, non sans un rien de loufoquerie légère, y est mis en exergue, sans ériger la chose en système. La lumière y révèle une impression de pierre pâle qui suffit à elle seule dans l’évocation de la Renaissance française (celle des châteaux de la Loire, par exemple, ou du Louvre de François Ier) ; aux costumes de se connoter plus directement par le recours à l’étoffe noire et aux blanches fraises. De ce dispositif on use non seulement avec art mais avec un grand sens esthétique, comme en témoignent la chute dans le vide d’Eurydice, par exemple, les trônes s’échappant dans les herbes à lucioles, puis une porte ouverte sur le néant, enfin réduite à son cadre au bord duquel Orphée malheureux suspend ses jours aux volontés infernales – au bord du trou, eût dit Lacan… Un peu plus d’un demi-siècle avant les prémisses des Lumières, cette Euridice est conclue par la résurrection : Marie et Henri traverse les vapeurs méphitiques désormais vaincues tandis qu’à l’avant-scène un madrigal en liesse ferme la page [n’hésitez pas à goûter cet aperçu de quatre minutes sur Youtube].

BB