Chroniques

par françois cavaillès

Falstaff
opéra de Giuseppe Verdi

Théâtre de Caen
- 16 décembre 2023
belle reprise du FALSTAFF (Verdi) de Denis Podalydès au Théâtre de Caen...
© alfonso aalgueiro | luxemburg philharmonic

Auteur et illustrateur américain reconnu au goût particulier, Maurice Sendak (1928-2012) a aussi travaillé pour l’art lyrique qu’il évoquait avec une vraie passion jusqu’à la toute fin de sa vie : « pour créer un décor ou des costumes, selon ma conception, l’opéra doit être super. La musique doit être super, ce qui malheureusement vous met dans une position de grande faiblesse : on répond rarement à ses propres attentes. Un opéra dont j’aimerais faire la scénographie, mais je ne le ferai pas parce j’en ai fini avec ça, c’est Falstaff de Verdi, composé à l’âge de quatre-vingts ans. Je les aurai dans quelques mois... Verdi avait peut-être quatre-vingt-un ans, je ne sais plus, mais le miracle de Falstaff, c’est combien la musique est incroyablement merveilleuse ! ».

Telle inspiration aurait mérité de voir le jour, d’autant plus à la vue du Falstaff présenté en cette fin d’année au Théâtre de Caen (après Lille et Luxembourg, coproducteurs du spectacle). L’opera buffa écrit par Arrigo Boito pour le joyeux testament de Verdi créé à la Scala de Milan en 1893 se trouve transposée à l’hôtel-Dieu, pour la majeure partie de l’argument. La métamorphose de l’auberge où traîne Falstaff en un glauque cadre hospitalier suscite quelques réserves. Passons vite, toutefois, puisqu’il s’agit surtout d’un remontant théâtral et lyrique que sert la fine équipe estampillée Comédie-Française, autour de Denis Podalydès (mise en scène), Éric Ruf (scénographie) et Christian Lacroix (costumes). Loin de l’indigence des néons et des lits de fer initiaux, le succès, grâce à l’habile recours suivi aux jeux de scène, figurants et accessoires – clés d’un rythme comique soutenu – et des lumières mieux ciselées de Bertrand Couderc, ne laisse aucun doute : l’œuvre est toute pétillante d’esprit et de joie, au soir de la vie du compositeur, avec sagesse devant ses surprises et encore espoir en l’amour.

À quelle vitesse, dès le premier tableau, on prend le héros, vrai sacripant et bon zig aviné sous perfusion, la main dans le carton à pizza ! Engraissé jusqu’au cou, le Falstaff généreux et profond du baryton Elia Fabbian tient la baraque, assigné au lit dans un large pyjama à rayures, le corps couvert d’énormes postiches. Son air de la joie surprend, par-delà la puissante caricature, par le chant tempéré qui, loin de toute arrogance, dit moins la vantardise qu’une terrible honte de soi... En tout cas, dès la fabuleuse conversation lyrique augurale, Sir John trouve de remarquables partenaires en ses sbires, le strident Bardolfo du ténor Loïc Félix, énergique comme tout [lire nos chroniques d’Eugène Onéguine à Montpellier, Hippolyte et Aricie, Tosca, Turandot à Montpellier, Roméo et Juliette, Fantasio, Die Zauberflöte à Genève puis à Marseille, Die tote Stadt et A quiet place], et l’éruptif Pistola du baryton-basse Damien Pass au timbre d’airain [lire nos chroniques des Troqueurs, de Mirandolina, Street Scene, L’heure espagnole, Salome, Lulu, Rusalka, Il Turco in Italia, Orfeo, Le monstre du labyrinthe, Donnerstag aus Licht et Agrippina, ainsi que de son récital du 14 mars 2022]. Le Docteur Caïus du ténor Luca Lombardo n’est pas en reste, mieux en place dans l’intonation pantouflarde mais onctueuse partagée avec Falstaff, après l’entrée si ardue.

« Ceci est mon royaume, je l’agrandirai… ».
La truculence du rôle-titre est imparable et redouble dans la fosse, formidable panse musicale savamment remplie par l’Orchestre Philharmonique du Luxembourg et le soigneux Antonello Allemandi. Les velléités du gourmand y trouvent souvent un souffle fantasque et le grand air de l’honneur nous vaut une magistrale leçon, la strette finale semblant seulement un peu émoussée. Quoi qu’il en soit de la force orchestrale parfois discutable, en tant que Ford, le baryton Gezim Myshketa paraît très en réussite dans les accents changeants et la vis comica, signant ainsi un sublime air de la jalousie, aussi fin que boursouflé [lire nos chroniques de Turandot à Toulouse, La forza del destino et Les vêpres siciliennes].

Pour si virtuose farce, à rapprocher de Rossini, le maître du genre, les personnages féminins sont d’évidence très bien tenus. À commencer par la Quickly du mezzo Silvia Beltrami, expressive, douée pour le persiflage de commère et capable de subtils ornements [lire notre chronique du Joueur]. Le mezzo Julie Robard-Gendre aussi participe pleinement à la qualité saisissante des ensembles et fait en Meg de superbes étincelles au dernier acte, dans une marche d’apparence grotesque au lyrisme liturgique séduisant [lire nos chroniques de La conférence des oiseaux, Les quatre jumelles, La Cenerentola, Orphée et Eurydice, Eugène Onéguine à Metz, Nabucco et Der Zwerg], aux côtés Gabrielle Philiponet en merveilleuse Alice. Quelle pleine forme vocale dans le registre de la farce ! On apprécie l’audace renversante de la cantatrice française, attachée à la sincérité de ce personnage si cher à Verdi [lire nos chroniques de Dimitri, La bohème à Metz et Massy, enfin Carmen]. Le charme de soprano est, de plus, extrêmement frappant chez la sémillante Nannetta que livre Clara Guillon [lire notre chronique d’Ariane et Barbe-Bleue], notamment dans les duos bouleversants avec son galant Fenton bien confié au ténor Kévin Amiel.

Outre l’étourdissante fugue conclusive à dix voix, saluons, parmi les nombreux autres temps forts de la soirée, l’apport précieux et enthousiasmant du Chœur de l’Opéra de Lille, lors du génial finale de l’Acte II avec ses coups de théâtre à répétition. Ainsi, la passion pour Falstaff peut-elle bien perdurer, comme ode spirituelle à l’individu hors norme.

FC