Chroniques

par bertrand bolognesi

Faust
opéra de Charles Gounod

Faust225 / Magyar Állami Operaház, Budapest
- 31 mai 2015
excellents Gábor Bretz et Dario Schmunck dans Faust (Gounod) à Budapest
© péter rákossy

Après une brève respiration biblique au Budapest Music Center [lire notre chronique de la veille], nous regagnons les fauteuils du beau théâtre de Miklós Ybl pour une ultime damnation scénique, le rendez-vous de demain consistant en un concert plutôt qu’en un opéra représenté. Pour l’heure, Faust mis en musique par Gounod, sans conteste son œuvre la plus célèbre. Gounod ne fut pas le premier Français à se pencher sur le mythe. Dès 1827, Emmanuel Théaulon et Jean-Baptiste Gondelier signaient une adaptation avec chants et danses pour le Théâtre des Nouveautés ; cinq ans plus tard, le jeune chorégraphe Auguste Bournonville, né à Copenhague en 1805 et fils du danseur lyonnais Antoine Bournonville alors maître du Ballet royal danois après avoir été maître de danse à celui de Gustav III de Suède, créait son Faust ; enfin, le chorégraphe Jules Perrot (lui aussi Lyonnais) inventait son propre Faust à Milan en 1848. Quant aux musiciens, Berlioz s’y essaya en 1828 (Huit scènes de Faust), réalisant dix-huit printemps plus tard son ambitieuse légende dramatique, La damnation de Faust. Dès sa création en mars 1859, le Faust de Gounod connut un succès triomphal qui ne se démentira pas lors de sa conquête fulgurante de la scène internationale – longtemps il demeura l’opéra le plus joué au monde (ce n’est plus vrai aujourd’hui) –, de sorte qu’après dix ans de cette carrière enviable, Hervé (Louis Ronger, 1825-1892) en livrait truculente parodie qui ne passa guère inaperçue en son temps (Le petit Faust, Théâtre des Folies dramatiques, avril 1869).

La présence de Faust à Budapest ne date pas d’hier. L’ouvrage gagne cette scène à l’automne 1884 et sera l’objet de plusieurs mises en scène, dont celle d’András Békés qui sera donnée durant douze ans. La dernière en date fut conçue par Miklós Kerényi au Théâtre Erkel en 1996 : c’était la première à ne pas utiliser une traduction en langue hongroise mais à chanter la version originale en français ; elle fut jouée jusqu’en juin 2004. Et ce 17 mai, le festival Faust225 s’ouvrait précisément avec une nouvelle mouture que signe le metteur en scène polonais Michał Znaniecki, autrefois assistant de Giorgio Strehler et aujourd’hui fort actif en Italie (Bologne, Jesi, Milan), en Espagne (Bilbao, Madrid, Séville) et dans son pays natal (Cracovie, Łódź, Poznań, Varsovie, Wrocław) – nous saluions récemment son Flaminio de Pergolèse [lire notre critique du DVD].

Le Prélude instrumental est donné rideau baissé, devant une façade néo-Renaissance comme il en est beaucoup à Budapest comme à Vienne ou Prague et dans les anciennes cités allemande. Puis l’Acte I commence dans une salle de bain design (décors de Luigi Scoglio) où, en fauteuil roulant, le vieux docteur fait des préparatifs de suicide, tout en invoquant les forces infernales. À Méphistophélès de surgir, grand escogriffe moqueur qui s’empare insolemment du véhicule ! Bientôt le visage de Marguerite envahit le haut de scène, photo démultipliée qui se désintègre lorsque Faust recouvre la jeunesse. Le dispositif s’ouvre au deuxième acte pour la kermesse et sa rangée de lampadaires, sur le plateau profond de l’Opéra national Hongrois qui favorise un grand jeu de perspectives : bleu-blanc-rouge pour la mise (costumes d’Ana Ramos Aguayo), la parade cocardière est rondement menée, laissant une large place à la danse – chorégraphie de Marianna Venekei, auteure de celle de Mefistefele vu jeudi [lire notre chronique du 28 mai 2015] –, devant une haie de mutilés de guerre. La fête se poursuit au Bacchus Disco où le sympathique démon déjoue si brillamment la très sérieuse provocation de Valentin qu’il emporte haut la main l’adhésion du public. Le bal ne sera que dérision, avec noceurs à petites cornes ou grande oreilles en peluche.

Le troisième acte mêle le conte à la réalité suburbaine d’aujourd’hui, avec Madone déposée sur le couvercle d’une poubelle à l’avant-scène, non loin du SDF Wagner. Sur scène, un club de golf où travaillent Marthe et Marguerite. Tourneront-elles la tête à quelque millionnaire qui les fera sortir de leur condition sociale ? Au mythe de Faust s’adjoint celui du prince charmant. Si l’on regrette les arums un rien obscènes qui obstruent le duo amoureux, on ne pourra qu’approuver la substitution de la façade du Prélude par un bâtiment effondré, au début de l’Acte IV : c’est la fin de cette guerre d’où va revenir Valentin, découvrant le déshonneur de sa sœur. À la pelouse des golfeurs succède une rosace de vitrail où le révérend Méphisto narquois enjolive divinement son Vous qui faites l’endormie. Retour du front, dérisoire remise de médailles sous un énigmatique drapeau européen, la mort de Valentin sème le doute. Après une Walpurgisnacht redoutablement macabre, encore est-ce dans une morgue qu’a lieu la vision de Faust, sa belle apparaissant en huit exemplaires sur les tiroirs réfrigérés. Pour finir, tandis que les huit Marguerite dansent mollement, en somnambule, la seule et véritable trouve refuge en Paradis… avec toute une assemblée de malade mentaux – ite missa est.

À la majestueuse fosse fermement tenue par László Bartal à la tête d’un Magyar Állami Operaház Zenekara qui semble imperméable à l’inévitable fatigue de ces quinze soirs de festival, répondent un Chœur « maison » lui aussi particulièrement vaillant et une distribution qui satisfait. Signalons tout d’abord le bel effort fourni en matière de diction française : à l’inverse d’une représentation de Carmen à laquelle nous assistions ici en 2010, les chanteurs honorent notre langue, ce qui n’est certes pas simple – on les comprend parfaitement, ce qui n’est pas forcément donnéaux chanteurs français eux-mêmes, rappelons-le. Les moyens vocaux de Bernadett Wiedemann occasionnent une Marthe luxueuse, au phrasé généreux. On retrouve le chant opulent de Szilvia Vörös en Siebel, rôle gentiment composé (Faites-lui mes aveux convaincants) et la saine émission de Zsolt Haja [lire notre chronique du 29 mai 2015], Valentin d’une grande clarté. Andrea Rost est une Marguerite tout en souplesse qui peu à peu révèle une plénitude lyrique qui ne se laissait pas soupçonner. Très nuancé, avec un impact bien serti, une inflexion malléable et une projection avantageuse, Dario Schmunck est un Faust de bon aloi, malgré un léger enrouement sans doute dû aux aléas climatiques de la semaine précédente. Enfin, d’une voix prodigieusement colorée Gábor Bretz campe un Méphistophélès d’anthologie : vertigineusement attachant, dangereux, Veau d’or fulgurant, sérénade qui donne le frisson, et ainsi de suite – superbe, vraiment superbe !

BB