Chroniques

par françois cavaillès

Faust
opéra de Charles Gounod

Opéra de Saint-Étienne
- 8 juin 2018
David Reiland joue Faust (1859), l'opéra le plus célèbre de Charles Gounod
© cyrille cauvet

Sous l'enseigne du prélude sombre et lancinant, le public prend assez vite la grande maison stéphanoise pour une fantastique auberge gothique, prodigieusement accomplie par le jeune metteur en scène Julien Ostini. En suivant le vieux barbu suicidaire et le noble magicien qui percent l'obscurité, entre crucifix, bougie et autodafé, de leurs voix impétueuses et galopantes – attributs de l'ardent ténor juvénile et poétique de Thomas Bettinger et de la basse légère, d'une belle variété lyrique, de Nicolas Cavallier –, la créativité abonde de toutes parts, taquinant même dans la négociation du pacte faustien la finesse théâtrale de Molière (Le médecin malgré lui fut créé un an avant Faust, en 1858, au Théâtre-Lyrique de Paris) [lire notre chronique du 4 avril 2016] et surtout, aussitôt, le merveilleux.

Dans un puits de lumière et de musique suaves est dévoilée l'offrande féminine. Charnelle mariée suspendue à un trapèze, l'efflorescente Marguerite est prête. Bientôt cueillie par les deux conspirateurs, elle est enlevée, ce soir, par le superbe vent expirateur qu'insuffle la luxueuse scénographie de Bruno de Lavenère (également aux costumes, entre Belle Époque et conte de fées moderne, avec Ostini). Le tour de force visuel est complet, ainsi dans la belle ombre d'arbre mort, composé aussi des fabuleuses lumières filtrées de Simon Trottet et de magnifiques touches de vidéo, marque-pages du temps naturel et indice animé des saisons, signées Étienne Guiol.

Au tableau suivant, la taverne d'Auerbach, joyeux lieu de perdition que dans la tradition dramatique nul n'ose vraiment reconnaître ou considérer, est transformée en profond terrain vague sableux où, par un beau ciel rouge, s'élèvent d'énormes gradins vétustes. Dans une ambiance de fête gitane, Chœur et Orchestre maison ont la scansion et le rythme justes pour soutenir le fort débit musical qui s'impose dès la libération du mauvais génie Méphisto’, enfin endiablé et torrentiel, et la marque d'un cercle infernal, en néon, à même le sol. Ici rien ni personne ne peut aspirer à une vie heureuse, que ce soit le baryténor galant Régis Mengus (Valentin, frère de Marguerite) ou l'ami Siébel assuré par l'épatant mezzo Catherine Trottmann. Bougie à la main pour Salut, demeure chaste et pure, Faust est bel et bien tombé amoureux, envoûtement exprimé avec une telle aisance, parmi les habiles violons au comble du romantisme, jusqu'à remporter l'ovation.

L'atmosphère se fait ensuite plus pensive, suivant le tact de David Reiland à la direction du l'OSSEL (Orchestre Symphonique Saint-Étienne Loire). Au mièvre, candide doute de Marguerite répondent le chant savoureux du hautbois puis le thème orchestral véloce et joueur. Pleine de charme à travers la ballade du roi de Thulé et l'air des bijoux conséquent, le soprano Gabrielle Philiponet, souvent applaudi dans nos colonnes, excelle comme jamais encore peut-être [lire nos chroniques du 29 septembre 2017 et du 27 mai 2015]. Triomphale dans une petite danse de joie au terme de cette scène presque extatique, elle donne de vrais frissons ou de vives clameurs au public grâce, notamment, à un timbre clair, aux superbes vocalises et à la gestuelle d'une grande maîtrise. Toute l'héroïne de Gounod est déjà révélée, comme le sanctuaire de son âme.

Sans perdre une miette des délices de la scène clôturant l'acte médian, dans tant de contrastes, le spectacle gagne encore en subtilité, en jeu fantastique et en émotions très justes avec l'addition du personnage de Dame Marthe, source d'immense plaisir lyrique et comique grâce à la voix vive de Marie Gautrot, remarquable mezzo. La jeunesse et la qualité du plateau vocal font rugir davantage encore la fièvre de Faust, la terrible torpeur, l'allégresse et le nouveau questionnement de Marguerite, puis l'amitié fidèle et précieuse de Siébel dans un Acte IV respectueux de l'intrigue tout en évoluant parmi le même décor surnaturel – pourtant en étonnante évolution. La prouesse technique est captivante, et quand, par exemple, le ciel rougit à nouveau, le chœur paraît démoniaque, l'orgue monumental. La jouvencelle prie – « Adieu les nuits d'amour... », rétorque l'oppresseur.

Entre la malédiction méphistophélique et la colère infanticide de Marguerite passe le chœur de soldats, gaillard et réconforté, mais aux larges haches et aux noirs tabliers de boucher ensanglantés. Le trait dramatique est à peine forcé, car tracé avec soin. Si Dieu et la rédemption semblent bien éloignés de ce Faust, la mort et, peut-être, le repos se trouvent dans l'eau du baptistère (bassin ouvert en trappe), selon une mise en scène qu'on peut trouver astucieuse ou divine. Dans le croissant tumulte des passions, la force géniale du poème de Goethe peut soudain éclater avec le rire de Méphisto’, à l'instant précis où Valentin menace de tuer sa sœur. L'agonie et le trépas du jeune homme donnent lieu à deux duos bouleversants, par des chanteurs touchés par la grâce (Siébel, Marguerite et Valentin, sans oublier la splendeur antique du châtiment, puis de l'oraison funèbre prononcés par le chœur). Quelle belle mort de Valentin, dans une douce détresse suivie d'un accès de rage et du rejet brutal, la main chassant le front, de sa sœur !...

Un sourire diabolique ouvre grand la parenthèse nocturne de Walpurgis.
D'une trappe, au cœur de l'arène assombrie et auprès des fidèles du satanisme encapuchonnés de noir, surgit un haut théâtre rouge enfumé, au rideau doré. Sans pourriture, la chair offerte en divertissement entame d'abord une valse. Le jeu chorégraphique des nymphes se poursuit dans la querelle et le concours (ballet-battle, dirait-on) comique, lascif, orientalisant... Un bref retour à l'éclairage naturel ouvre joliment la reprise du ballet classique, de manière plus gracieuse, qui fait de Faust un captif béat. Mais comme un coup de tonnerre, une danseuse devient harpie, toutes se dévêtissent, chacune dévoilant une grande croix rose sur le torse pour mener à l'orgie, à la furie et enfin à l'effondrement total, en marquant tout de même l'ascension démoniaque de quelques accalmies, par paliers. Comme pour rendre le sabbat tout à fait inoubliable (d'après la brochure de salle), ces damnées se nomment Aspasie, Laïs, Cléopâtre, Astarté, Hélène, Tiye et Pyrène. De jour, à se démener pour parfaire l'art de la danse, sans doute y a-t-il tant de travail admirable que remerciements, bravos et encouragements se mêlent en gratitude pour Alice Bounmy, Nitya Peterschmitt, Mylène Mey, Héloïse Leveau, Claire Camus, Sarah Perret-Vignau et Ivanka Moizan.

Et quel dernier effet ! Dans les feux du trio incandescent, mais aussi dans l'exacte dichotomie lumineuse entre la rose Marguerite passée par tous les états (trépanée, folle d'espoir de survie et d'amour, hystérique, chantant aux anges pour mourir pendue haut et court) et le Faust bleuté qui a définitivement basculé dans le mal, le chœur, à l'unisson pour la renaissance du Christ, fond sous la pression maligne de tout l'orchestre. Dans un tel hurlement de loups en meute, en écoutant bien, chacun peut distinguer son propre cri.

FC