Chroniques

par david verdier

Fidelio
opéra de Ludwig van Beethoven (version de concert)

Théâtre des Champs-Élysées, Paris
- 21 février 2011
© sasha gusov

Dès l'annonce de la saison, on avait pris soin de noter cette date dans notre carnet. Fidelio, vous pensez bien, ce mal-aimé de l'histoire de l'opéra, cet hymne naïf et humaniste : un cauchemar pour les metteurs en scène, une redoutable partition, des rôles impossibles à distribuer… en définitive, une impatience à prendre par soi-même la mesure de cet enjeu.

Le choix de la version de concert est une façon de répondre en partie à ces problèmes. On peut comprendre l'enjeu financier que représente ce choix mais difficilement, en revanche, l'option radicale de supprimer les récitatifs et d'aligner les chanteurs en rang d'oignons derrière l'orchestre. Sans être fanatique du livret de Jean-Nicolas Bouilly, on ne saurait conseiller au béotien de s'aventurer pour une première écoute dans une version aussi difficilement compréhensible, privée de tout support narratif. Ces réserves mises de côté, on appréciera de retrouver le vétéran Kurt Masur à la tête de l’ONF pour deux soirées consacrées à l'unique opéra de Beethoven. Sa vision démontre à celui qui en douterait encore qu'on peut proposer une version à l'ancienne qui semble tourner le dos aux avancées de l'interprétation sur instruments anciens. Précisons par ailleurs qu'il n'y a pas chez lui le culte passéiste et dérangeant d'un Christian Thielemann, archéologue du granit sonore germanique.

L'Ouverture synthétise assez bien l'option choisie, celle de s'appuyer sur des lignes de forces sous-jacentes aux cordes, au risque d'alourdir la trame pour soutenir le chant. Le recours au rallentando en fin de phrase est une façon un brin surannée d'enchaîner les thèmes, mais fait apparaitre par là même des ruptures dans le continuum mélodique. Malgré quelques décalages et un cor solo fébrile face à l'enjeu, l'ouverture va à son terme quoique sans héroïsme.

Si Sophie Karthäuser et Werner Güra forment un excellent couple Marzelline-Jaquino, l'homogénéité est mise à mal dans les scènes de groupe. Tous deux essaient de se sortir du piège de la version de concert en esquissant un semblant de jeu scénique, mais Karthäuser est un peu en retrait, surtout dans les ensembles vocaux qui éprouvent sa capacité à stabiliser l’émission et colorer les mots. Dans l’air O wär' ich schon mir dir vereint, elle semble un peu transparente, le vibrato fluctuant dès lors qu'elle cherche à moduler la ligne. Le quatuor Mir ist so wunderbar est, en revanche, remarquable d'équilibre, notamment dans le travail de Masur à souligner le beau contrechant des voix intermédiaires, comme cette ligne de clarinette qui vient renforcer le contrepoint. Kurt Rydl est le seul à chanter sans partition et visiblement le seul aussi à se projeter dans une incarnation scénique d'envergure. Vocalement, il parvient à dissimuler une tendance à écraser les syllabes, d'une noirceur et d'une densité timbrique wagnérienne et paternaliste.

Deux mois après le succès de Mathis der Maler à Bastille [lire notre chronique du 19 novembre 2010], Melanie Diener et Matthias Goerne se retrouvent côte à côte, respectivement Leonore et Pizarro. Si l'on peut dire de Diener qu'elle gagne progressivement en autorité à mesure qu'approche le moment fort du premier acte – redoutable Abscheulicher ! –, Goerne, lui, a une projection somme toute très limitée. Il y a dans sa voix beaucoup trop de raffinement pour qu'on croie une seconde à la perversité du rôle. La voix – hélas ! – ne dépasse pas le rideau des cordes, il est vrai superlatives et envahissantes à certains moment. En concentrant le grain sonore des cordes sans chercher à équilibrer la dynamique voix-orchestre, Kurt Masur porte sa part de responsabilité dans le naufrage du baryton. Dans Abscheulicher ! il tue rapidement le suspens en amollissant le tempo à partir du poco adagio, pris vraiment trop lent. Cette battue ne permet pas à Melanie Diener de se jeter à corps perdu dans le très expressif komm Hoffnung. Elle cherche ses graves sans y puiser la viscéralité et la force animale qui font les grandes interprètes. Encore une fois, les torts sont partagés, le chef la contraignant à escamoter le phrasé pour ajuster la péroraison.

Le chœur des prisonniers essuie une erreur de battue qui provoque un malencontreux décalage au tout début. Par bonheur, les voix ne se désolidarisent pas et l'ensemble se rétablit pour mener l'air à son terme, sans rien de mysterioso dans l'élévation et malgré une approche relativement prosaïque.

L'introduction de l'Acte II est le moment où Beethoven regarde vers la richesse thématique d'un Wagner ; ce passage méritait mieux qu’une battue métronomique et des attaques molles, sans caractérisation. Un éclair, pourtant, dans ce ciel plombé : la voix de Fritz Burkhard, imprimant vaillance et application là où d'autres se contentent d'un excès de componction. Malgré le manque de profondeur des plans sonores de l'orchestre, la voix porte haut, avec quelques changements de registres audibles et les aigus saturant légèrement, un peu tirés dans les passages espressivo. Dans la scène de la révélation, le Pizarro de Goerne est définitivement atone et Masur anesthésie de surcroît la tension dramatique : le staccato ne mord pas suffisamment, la musique peine à se relancer. Le duo Florestan-Leonore pâtit de ce manque de soutien de l'orchestre. L'intervention du ministre est tout aussi routinière et pleine de bonhommie, Rydl aboie un peu, avec un vibrato impossible qui finit d'amoindrir cette scène de cape et d'épée, somme toute assez faible d'écriture.

Le chœur final est vraiment trop fort et couvre l'orchestre à plusieurs reprises, peu aidé, il est vrai, par une gestion des cuivres assez débraillée et un piccolo contondant. Kurt Masur rabote les contrastes et enferme dans une martialité implacable l'énonciation des maximes moralisatrices. Par la dynamique, on est proche du final de la Neuvième sans s'approcher pourtant de l'élévation humaniste tant espérée.

DV