Chroniques

par bertrand bolognesi

Fidelio
opéra de Ludwig van Beethoven

Nationaltheater, Mannheim
- 29 janvier 2018
à Mannheim, Roger Vontobel signe un Fidelio (Beethoven) surprenant
© hans jörg michel

Alexander Soddy gagne la fosse du Nationaltheater dont il engage l’orchestre dans une Ouverture impérative. Sur scène, un impressionnant cube noir est bientôt soulevé, révélant un plan incliné d’où sourd la lumière. Une étrange créature se contorsionne en une rêverie butō. Roger Vontobel confie au comédien Michael Ransburg un rôle qu’il réinvente, Florestan rendu presque fou par la captivité. Toute la mise en scène est construite sur cet être de torsion, de nœuds et de douleur. Dans la lignée d’un théâtre de la cruauté (Artaud) qui déjoue les bonheurs attendus d’une intrigue édifiante, nous entrons dans la fantasmagorie de cet homme perdu. Les personnages de l’opéra de Beethoven y sont le fruit d’une imagination surmenée par la détention à perpétuité. Dès lors, l’on n’y cherchera pas de construction psychologique, partant qu’ils sont les pantins du rêve, ceux dont le seul être humain de la pièce, toutefois si dérangeant, peuple ses journées, leur assignant des rôles précis dans son ultime tentative de se réhabiliter à ses propres yeux, vers un monde idéal. Leonore est la bonne âme qui le sauvera, de même qu’un Florestan chanteur est la projection de son propre amour de soi, jusqu’à former des pietà dérisoires. La semi-nudité du prisonnier s’orne encore des attributs de la misère, mentale et physique, gestes d’une innocente indécence, fièvre délirante de la faim et omniprésente souillure de la peau accompagnant sa grimace.

En vue de la première de cette nouvelle production de Fidelio à Mannheim (le 9 décembre dernier), Vontobel semble s’être longuement interrogé sur l’objet lyrique selon Beethoven, drame qui s’inscrivait dans l’air du temps, cet élan libertaire qui soufflait sur l’Europe, entraînant tant d’espoirs que de luttes. À la Révolution succédait la Terreur, avant que des tentatives politiques plus égalitaires vissent le jour. De ce point de vue l’esprit des Lumières prend figure d’utopie, contrepointée par la réalité désastreuse de l’homme relégué au cachot. Contrefaisant admirablement sa voix, Michael Ransburg cumule les dialogues, fait se répondre les fantoches de son rêve désespéré. Il est narrateur d’une sorte de conte noir, fantasque sinon fantastique, avec ses caractères fort typés, costumes ridiculement colorés (Dagmar Fabisch) et démarches instables, selon qu’ils appartiennent aux domaines du bien ou du mal. Ainsi le metteur en scène solutionne-t-il radicalement les écueils de Fidelio, oscillant entre théâtre et opéra, Singspiel moral qu’il investit d’une imagerie de comics gothiques par une cohorte de monstres hugoliens – Jaquino est un gnome mentalement limité, Rocco un austère bossu bienfaisant, peut-être porte-chance, Marzelline en poupée baroque au visage peint, Pizarro façon Joker (Batman), tandis qu’un ange de lucifériennes plume noires s’abat sur l’épopée, Don Fernando inquiétant corbeau qui, pour finir, périt avec tous, rôles et choristes aux ailes blanches, sous le cube noir, de retour, après que Florestan (le comédien, toujours), inanimé, s’est élevé vers l’éternité, comme par-delà l’espace scénique.

Voilà un projet des plus ambitieux ! Dans un glacis d’imprimés que suggère le décor de Claudia Rohner, une distribution de bonne foi le défend d’honorable manière. Ji Yoon campe une Marzelline fiable à laquelle répond le Jaquino irréprochable de Raphael Wittmer. Félicitons Sebastian Pilgrim pour sa basse robuste et la parfaite conduite du chant. Le baryton-basse Thomas Jesatko possède la fulgurance d’attaque et le cuivre belliqueux nécessaires pour donner vie au terrible Pizarro. Nous retrouvons avec avantage Thomas Berau, Hérault remarquable du passionnant Lohengrin de la maison [lire notre chronique du 18 février 2017], en Fernando de saine sature vocale. Comme au Peintre de Lulu, il y a quelques années [lire notre critique du DVD], Will Hartmann prête à Florestan un ténor d’une grande clarté. Mais c’est d’abord le rôle-titre qui ravit l’écoute : applaudi autrefois en Clytemnestre gluckienne dont nous signalions la prometteuse nature [lire notre chronique du 4 mai 2008], Annette Seiltgen prouve, dix ans plus tard, d’une progression wagnérienne impressionnante. L’évidence de l’impact, la souveraineté de la couleur, l’aisance du phrasé, tout concourt à une Leonore de format luxueux. Déplaçant d’épuisement des masques devenus inutiles dans l’oppression quotidienne, les détenus sont de la famille du malheureux : saluons le beau travail musical et la présence dramatique du Chor und Extrachor des Nationaltheaters Mannheim, que dirige Dani Juris.

Vision des plus sombres, pourra-t-on penser, que celle-ci… Rien n’est sûr, quand le corps sans vie de Florestan quitte l’ici-bas et que triomphe la musique, délicatement servie par l’orchestre local, sous la battue avisée du chef britannique, nouveau directeur musical du Nationaltheater Mannheim qui poursuit des représentations de Fidelio (8 et 17 février, 16 et 24 mars puis 29 avril) – une expérience qui ne laisse pas de marbre.

BB