Chroniques

par bertrand bolognesi

Fidelio
opéra de Ludwig van Beethoven

Opéra Comique, Paris
- 25 septembre 2021
Cyril Teste met en scène FIDELIO de Beethoven à l'Opéra Comique (Paris)
© stefan brion

Avec la fin de l’été revient le temps du concert et de l’opéra, vécu presque normalement cette fois, contrairement à l’an dernier où les restrictions dues à la situation sanitaire entravaient beaucoup plus nos activités. N’oublions cependant pas qu’en retrouvant les salles en septembre 2020, nous ignorions qu’elles fermeraient quelques semaines plus tard et pour de longs, trop longs mois. Quand un ministre de la santé qui ordonnait à l’automne dernier, alors en période de confinement, aux soignants positifs au test Covid-19 de continuer à travailler en présence de patients et de collègues au risque de les contaminer – et que, pour de nombreux cas avérés, ils ont contaminés –, interdit trois trimestres plus tard aux mêmes professionnels de poursuivre leur tâche s’ils ne sont pas vaccinés et menace de licenciements ne donnant pas droit à une indemnité de chômage, atteindre l’entrée d’un de nos temples de la musique muni d’un passeport sanitaire (certificat de vaccination ou résultat négatif au test) relève d’un non-sens que de vaillants auteurs d’il y a quelques décennies n’auraient sans doute pas cru possible – nous pensons à Arrabal, Mrożek, Örkény, Piñera… Et lorsqu’on vient se confiner sans distance sociale (comme l’énonçait la première et infâmante appellation officielle de la nécessaire distanciation physique) en salle Favart pour y assister à la première de Fidelio, ledit non-sens, agrémenté de la nécessaire fouille des spectateurs en cette ère d’état d’urgence maintenu depuis bientôt six ans1, gagne une puissance nouvelle, plutôt savoureuse. Septembre 2021 ou Les épices du rire forcé

Donnés sans entracte, les deux actes de l’unique Singspiel de Beethoven, créé (première version) au Theater an der Wien en 1805, maison pionnière à proposer sur la toile, dès le premier confinement, la captation sans public d’une représentation [lire notre chronique du 20 avril 2020], propulse pour environ deux heures le spectateur au sein de l’appareil carcéral moderne. Avec la complicité de Mehdi Toutain-Lopez (concepteur vidéo) et de Nicolas Doremus (cadreur-opérateur), Cyril Teste, metteur en scène dont on découvrira bientôt la vision de La mouette (Tchekhov) sur la scène nationale de Sceaux (Les Gémeaux, à partir du 9 novembre), use du temps requis par l’Ouverture pour montrer brièvement une bastonnade élémentaire, préférant insister sur la naissance du leurre Fidelio, le travestissement indispensable à l’infiltration et peut-être à la libération. Sur les dernières mesures de ce préambule, nous assistons à la dislocation des écrans, qui entraîne une paradoxale démultiplication de la surveillance : ainsi, et sans être dénaturée pour autant, la convention de l’ouverture classique rejoint-elle malignement une fonction dramaturgique plus proche de nos habitus contemporains. Autre surprise, les dialogues parlés sont sonorisés, sans qu’on s’en cache d’ailleurs, puisqu’un halo plus ou moins bruitiste, celui de la vie dans la geôle et de ses aléas quotidiens (le concepteur son est Thibault Lamy), les accompagne volontiers ; plutôt que de présenter un désagrément, le recours à la technique s’avère un avantage en ce qu’il permet aux chanteurs/acteurs de ne rien forcer du texte. Nous voilà donc salutairement sortis des manquements coutumiers au naturel imposant ce ton particulier de conte théâtral qui discrédite considérablement l’affaire. Le traitement du couple Marcelline/Jaquino fait le troisième élément positif de cette production : plutôt que de sacrifier au mode bouffon habituellement convoqué, Teste insiste sur le dilemme amoureux, le trouble de l’une et le désarroi de l’autre, impliquant directement le drame dans une situation dont jamais l’on ne rira – de fait, pendant le quatuor, le visage de l’amoureux serait plutôt à pleurer à mesure qu’il perçoit l’éloignement certain de la belle bibliothécaire de la prison.

Une direction d’acteurs soignée donne corps aux personnages. Ainsi l’humanité de Rocco est-elle comprise avec ses forces (loyauté envers les siens, admiration de certaines valeurs) comme avec ses faiblesses (il n’est pas réglo avec l’argent des détenus). D’abord sobre, Pizarro se déchaîne après avoir pris connaissance de la visite de l’instance supérieure qui pourrait déjouer sa scélératesse ; la méticulosité avec laquelle il plie en menues portions le lettre qui l’en informe donne la mesure de sa détermination. Et si, bien que justifiée par la surveillance réglementaire d’un tel lieu, l’omniprésence sur le plateau des caméras et du cameraman peut d’abord nuire quelque peu au crédit accordé au jeu par le public, elle est un atout étonnant dans la confrontation de Leonore à Pizarro : l’épouse s’empare hardiment de la caméra, de sorte que le tyran vise alors sa propre image ! L’objectif se révèle l’arme la plus probante de Fidelio, celle qui désigne à son adversaire le conflit entre idéal du moi et surmoi à le dominer, typique de la symptomatologie du narcissique pervers. Au plateau quasiment nu qui concentre l’air de Florestan sur l’essentiel, au début de l‘Acte II, répond le calme surgissement du chœur féminin dans la salle, création d’un insolite espace d’immersion qui rend plus sensible encore le dépouillement des stigmates de la détention et de sa honte comme de ceux de l’exercice souvent indigne du pouvoir et de l’oppression, pour le final. Bravo !

À la tête de ses chœur et orchestre Pygmalion, Raphaël Pichon, qu’après quelques déceptions nous n’étions plus allés écouter depuis un temps certain, semble avoir favorablement changé. Après une Ouverture de belle tonicité, par-delà les éternels soucis posés par l’usage de cors naturels et quelques décalages rythmiques bien pardonnables, il paraît assez évident que la musique de Beethoven lui sied plutôt bien. Avouons-le tout de go, alors que nous nous attendions à l’insatisfaction complète sur ce point, sa lecture non seulement impulsive mais encore en bonne intelligence théâtrale avec les chanteurs nous contredit avec bonheur. Encore aimons-nous le risque pris à la conclusion de l’air de Florestan, lente extinction instrumentale à l’écoute de l’émotion.

Le septuor vocal n’est pas en reste, loin s’en faut. Ainsi Christian Immler honore-t-il d’une ligne évidente la partie de Fernando, le ministre [lire nos chroniques d’Alice in wonderland et du Freischütz], quand le jeune Linard Vrielink, découvert cet été au Festival d’Aix-en-Provence [lire notre chronique de Tristan und Isolde], prête à Jaquino un ténor frais dont l’impact s’étoffe avec avantage au fil du spectacle. On retrouve avec joie l’excellente Mari Eriksmoen, soprano norvégien dont le chant affirme de plus en plus le timbre munificent [lire nos chroniques de Die Zauberflöte, Szenen aus Goethes Faust, Die Schöpfung et du Requiem de Mozart à Salzbourg puis à Paris], idéal en Marcelline dotée de l’agilité requise et d’un legato idéalement tendre. Avant de devenir un Rocco magnifique [lire notre chronique du 12 juin 2015], le grand wagnérien Albert Dohmen composa un Pizarro mémorable à Baden Baden [lire notre chronique du 3 mai 2008]. Le voici tout de douceur, pour répondre à l’acharnement méphitique à souhait de Gábor Bretz en Pizarro des grands soirs, la solide basse hongroise déployant des trésors d’expressivité [lire nos chroniques de Tannhäuser, Gurrelieder, Elektra, Faust, Lohengrin, Don Quichotte et la Messa da Requiem]. Il y a trois ans, nous émettions plusieurs réserves quant à la prestation de Michael Spyres en Florestan [lire notre chronique du 6 octobre 2018] ; il est aujourd’hui simplement bouleversant, par la souplesse de l’émission, la saine gestion de la tension propre à l’écriture redoutable de Beethoven, mais encore par une qualité d’écoute qui ose le silence avec un sens aigu de l’invention. La lumière de cette voix est une bénédiction qui chasse loin le souvenir évoqué plus haut ! Enfin – et c’est la dernière surprise de cette première –, le soprano australien Siobhán Stagg étant souffrant [lire nos chroniques de Szenen aus der Leben der Heiligen Johanna, Lear, Alcina, Die Zauberflöte, La bohème et Requiem], le rôle-titre revient à Katherine Broderick qui le chante depuis la fosse. On admire le lyrisme opulent de cette grande artiste [lire nos chroniques d’Owen Wingrave, Die Walküre, War Requiem, Tristan und Isolde et The turn of the screw], de même que l’engagement scénique de sa consœur qui assure remarquablement la partie théâtrale.

Ce Fidelio tout à fait probant est à voir à l’Opéra Comique jusqu’au 3 octobre et quiconque ne pouvant s’y déplacer le pourra découvrir sur le site Arte Concert en direct, vendredi prochain – à bon entendeur…

BB

1 18 novembre 2015