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Chroniques
Fidelio (Leonore)
opéra de Ludwig van Beethoven
De longue date, l’année 2020 fut annoncée comme celle qui célébrerait le deux cent cinquantième anniversaire de la naissance de Ludwig van Beethoven. C’était sans compter sur le trublion viral qui, à l’échelle mondiale, allait contraindre salles de concert et maisons d’opéra à fermer leurs portes dans quelque espoir de barrer sa route. Passé l’effet de sidération provoqué par telle nouvelle naquit bientôt, en sus de celle directement liée à la propagation de l’infection, l’angoisse du confinement où, plus que jamais, la musique enregistrée gagnait une place de choix. Les premiers dont il faut s’inquiéter sont les artistes dont personne ne peut à ce jour assurer dans quel avenir, lointain ou proche, ils pourront à nouveau s’exprimer. Par contrecoup, les musicographes se trouvent eux aussi en jachère. Après l’annulation des évènements de la musique vivante comme de ses grandes réunions de printemps, Salzburger Osterfestspiele en tête, celle des festivals de l’été, d’Aix-en-Provence à Bayreuth en passant par Munich et Montpellier est de ces tristes signes dont on pourrait être tenté, à l’antique, d’occire le messager…
Pour étancher la soif du mélomane comme pour offrir aux chanteurs et aux musiciens une visibilité sur laquelle il semble plus qu’urgent de ne point céder, de nombreuses institutions ont proposé des concerts en direct et sans public, pour commencer, puis des retransmissions, tout cela gratuitement. Dans cet esprit du continuer-toujours, notre équipe s’est tournée vers le streaming en publiant plusieurs chroniques de spectacles vus au salon [lire nos Macbeth Underworld, Violanta, Der ferne Klang, The Bassarids et Trois contes]. Alors qu’il s’agissait d’ouvrages rares, nous nous lançons aujourd’hui dans une expérience inédite qui d’obstacle fait vertu : l’abord critique d’une page fameuse du répertoire dans trois mises en scène visualisées sur la toile. Le 20 novembre 1805 était créé à Vienne l’opus 72 d’un certain chevelu qui nous est traditionnellement montré boudeur, nerveux et volontaire, né il y a deux cent cinquante ans : fêter Beethoven sera donc commenter trois Fidelio.
Plutôt que de jouer l’œuvre dans sa mouture de 1814 connue de tous, la Staatsoper de Vienne présentait récemment la version originale, Leonore, dont elle programma la première au cœur d’un week-end dédié à Beethoven, les 1er et 2 février, que bordait l’intégrale de ses Lieder, en quatre rendez-vous – les pianistes Annemarie Herfurth, Kristin Okerlund, Cécile Restier et Jendrik Springer accompagnaient les voix de Bryony Dwyer, Daniela Fally, Rafael Fingerlos, Samuel Hasselhorn, Stephanie Houtzeel, Michael Laurenz, Herbert Lippert et Margaret Plummer. Les caméras d’Arte en étaient, si bien que la plateforme arte concert donne à participer de l’évènement (disponible jusqu’au 30 juillet).
Si la découverte scénique du premier Fidelio enthousiasme grandement, on n’en peut dire autant de l’option théâtrale d’Amélie Niermeyer [lire nos chroniques de La favorite et d’Otello]. Le temps de l’Ouverture est occupé par un badinage érotique dans une chambre d’hôtel petite-bourgeoise : en préambule au drame, le couple-vedette batifole. Florestan s’absente dans la salle d’eau. Il s’attarde, si bien que Leonore va l’y chercher. Elle revient avec sa chemise, ensanglantée : son mari vient d’être enlevé par les hommes de main de Pizarro. Avec la précieuse complicité d’Alexander Müller-Elmau quant au décor, Niermeyer rouvre le rideau sur le grand hall de la prison, magistralement conçu. Au réalisme efficace de la scénographie carcérale répondent les vêtures contemporaines réalisées par Annelies Vanlaere. Une héroïne travestie en homme ne suffisant pas, encore brouille-t-on plus certainement les cartes par le recours à un double. Avec cette ombre, jouée par la comédienne Katrin Röver, Leonore dialogue copieusement, mettant en branle une dialectique assez lourdement pédagogique, il faut l’avouer.
Les autres figures de l’argument tiennent la route, mais un Pizarro de pacotille fait son entrée de nuit avec une armada de flics athlétiques : le passage de deux détenus cagoulés, mains liées derrière le dos, le climat d’urgence criminelle et la razzia sur les archives laisse deviner des exécutions sommaires. Arrosé au champagne, le dîner aux chandelles offert par Marzelline au jeune homme atteint une portée tragicomique plutôt bien vue, à l’inverse des détenus à bout de force qui s’évanouissent les uns après les autres, selon une surenchère largement dispensable. Le final de l’Acte I fait défiler les dépouilles emballées dans du plastique, jetées dans une cave-charnier à laquelle Pizarro met le feu. Dans la suite, la scène intime initiale est rejouée en surplomb comme en un songe, tandis qu’un projecteur surveille le cachot de Florestan. Entre le gouverneur et la rebelle libératrice s’ensuit une bataille au cran d’arrêt où l’épouse est blessée. Durant qu’elle se traîne au sol dans son sang, son double danse à distance du prisonnier, alors que la disparition soudaine du mur du fond ouvre sur une lumière aveuglante et un aréopage mondain en costumes showbiz’. Les exécutés du premier acte reviennent. Les deux Leonore meurent à l’avant-scène, dans l’indifférence d’une assemblée en liesse.
La distribution est inégale. Si l’on apprécie la voix souple et le bel impact de Chen Reiss en Marzelline, le Jaquino de Jörg Schneider, certes vaillant, chante parfois trop haut lorsqu’il est en véhémence ; de même ne s’intègre-t-il pas au quatuor [lire nos chroniques de Fidelio, Il ritorno d'Ulisse in patria et Der Prozess]. Applaudi l’été dernier dans Freischütz [lire notre chronique du 12 juillet 2019], le jeune Samuel Hasselhorn campe un Fernando de campagne électorale, d’un timbre élégant, idéal au deus ex machina. La voix puissante du wagnérien Falk Struckmann, parfaitement crédible scéniquement, présente pour seul avantage un grave sûr. En accord avec la mise en scène, Thomas Johannes Mayer se fourvoie dans un Pizarro grotesque que son chant, loin de la superbe qu’on lui connut, ne parvient guère à rattraper. On retrouve avec plaisir le ténor clair de Benjamin Bruns dans un Florestan robuste [lire nos chroniques des Meistersinger von Nürnberg et Die Schöpfung], tandis qu’à Jennifer Davis revient le rôle-titre, servi d’un timbre onctueux à souhait, par-delà un aigu quelque peu plafonné.
À la tête des Chor und Orchester der Wiener Staatsoper, le brillant Tomáš Netopil signe une lecture soignée, habitée par une gravité de bon aloi qui jamais n’exclut une saine délicatesse de la ciselure générale [lire nos chroniques du 5 janvier 2007, du 8 mars 2011, du 4 octobre 2012, du 25 septembre 2014 et du 9 février 2017].
BB