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Chroniques
Fin de partie
opéra de György Kurtág
Le 15 novembre 2018, le rideau de la Scala découvrait l’unique opéra de György Kurtág, Fin de partie, adaptation sur la scène lyrique de la fameuse pièce de Samuel Beckett qui vit le jour le 1er avril 1957, en langue française quoique ce fût à Londres. Un peu moins de quatre ans après le public milanais, puis l’Amstellodamois, il revient aujourd’hui à celui du Palais Garnier de faire connaissance avec une œuvre qui échoue à infiltrer l’original beckettien ou à s’en laisser infiltrer. Fidèle à cette esthétique du fragment variée par le compositeur hongrois, écho d’une structure intérieure toute personnelle qui rayonne sur l’ensemble de son travail, Fin de partie surjoue l’aporie qui fait son sujet. Ainsi la partition, somptueuse ciselure timbrique tavelant ce qui, chez Beckett, est le plus important – les didascalies, texte gestuel vu, plutôt que le texte prononcé et entendu –, se fait-elle dès l’abord caricature d’un silence qu’elle écrit par une ponctuation tant minimale quant aux moyens dont elle use qu’écrasante par son assourdissante omniprésence. Le peu de phrases, voire de mots, livré par un quatuor de personnages qui n’en finissent pas de finir, reflets de l’obligation de parler quand bien même l’on n’aurait rien à dire sauf à répéter ce que dit les jours d’avant, à l’infini – comment le finir, cet infini… –, est cruellement entravé par la lourde contrainte de la partition qui, par-delà l’apparence, ne laisse pas de place au silence. N’est-ce pas précisément le silence, si insupportable soit-il aux mourants qui jamais n’y meurent, qui intuitionne si parfaitement ce théâtre-ci ? Choisir un texte pour en faire un opéra relève par nature d’un irrespect qu’on pourrait dire amoureux, aussi ne faut-il point trop chercher Beckett chez Kurtág, quand bien même leurs univers respectifs semblent pouvoir aisément jouer ensemble. Se trouvant que la pièce du premier perd son impact dans le luxueux bavardage instrumental du second, il est préférable d’avant tout considérer les délices musicales que signa ce dernier.
De fait, deux heures durant l’on admire la maîtrise que déploie l’excellent Markus Stenz à la tête d’un Orchestre de l’Opéra national de Paris remarquablement précis. La fragmentation constitue le rythme de cet opus que, dans son pointillisme savant, elle rend, par là même, redoutablement difficile. Ici, tout pupitre est à nu, chaque trait se fait danger. Exemplaire, l’exécution en révèle la discrète virtuosité, grâce aux qualités conjuguées des musiciens et du chef allemand qui les subjuguent par sa souple et fascinante battue [lire nos chroniques de Polifonica-Monodia-Ritmica, L’Upupa, Wozzeck et Die Gezeichneten]. L’écoute est toutefois perturbée par des interruptions répétées : fallait-il vraiment baisser si souvent le rideau pour tourner d’un huitième de tour l’unique élément de décor ou pour déplacer d’un mètre cinquante le fauteuil roulant ? La réponse est oui, car il est à supposer que toute manipulation de plateau aurait nui à la perception de la musique. Mais vouloir se frotter au genre Opéra n’est-il pas en accepter les prosaïques contingences, mieux encore en intégrer les incidences dans la conception de l’œuvre ? Peut-être mise en abîme de la fin qui ne finit pas si l’on tient absolument à se montrer positif, cette surnuméraire fragmentation du fragment nuit considérablement à l’approche et déconcentre cette frange du public toujours encline à farfouiller dans un paquet de bonbons, à jouer avec les barres de ses lunettes, la fermeture éclair du sac à main, sa bruyante collection de bracelets qui ne doit pas échapper à la vue du voisinage, autant de (mauvaises) habitudes qui des théâtres lyriques ne font guère ces temples de l’art aptes à accueillir un répertoire dépourvu de futilité. Bref, ces innombrables pauses, occasions d’inénarrables ébrouements, toux et papotages, jouent contre l’œuvre.
Appuyant l’écriture vocale sur l’accentuation de certains mots, certaines syllabes, même, loin d’une plus traditionnelle prosodie dont les compositeurs français parviennent si difficilement à débarrasser leurs travaux, le chant oscille entre exagération du parler et limitation du chanter. On retrouve en Neil Hilary Summers [lire nos chroniques du Marteau sans maître, du Balcon, d’Into the Little Hill, Les Noces, The Rake’s Progress, Dido and Æneas, Sonate à trois, Brokeback Mountain, Tisbe et Rinaldo], la mère conservée dans une poubelle, à l’instar de son vieux complice Nagg, le père qui jamais ne connaît sa fin, lui non plus, pas même dans la salvatrice fausse-route d’une dragée perfide – il n’y en a plus ! –, campé par le ténor fort clair de Leonardo Cortellazzi, à l’intonation parfaite [lire nos chroniques d’Idomeneo, Pigmalione et La clemenza di Tito]. Aguerri à la musique de notre temps et véritable bête de scène, le baryton Leigh Melrose incarne un Clov évident et nuancé [lire nos chroniques d’Albert Herring, Songs from Solomon's Garden, The rape of Lucretia, Solaris, Renard, Gloriana, Der Schmied von Gent, L’ange de feu et Die ersten Menschen], tandis que l’immense Frode Olsen compose un Hamm féroce et attachant, circonscrit à l’inconnaissance architecturale où le soumet la roue du handicap [lire nos chroniques de Theodora, Eugène Onéguine, Die Soldaten à la Ruhrtriennale et à Amsterdam, Wozzeck, Matsukaze, Le Grand Macabre, Pelléas et Mélisande, Das Rheingold et Au monde].
Avec la complicité du scénographe Christof Hetzer [lire nos chroniques du fliegende Holländer, de Tosca, Die Zauberflöte, Tristan und Isolde et Mosè in Egitto] qui s’en tient à la vêture attendue et à une maison tournante et aux deux containers à ordures, représentés dans une esthétique de l’esquisse soigneusement éclairée par Urs Schönebaum [lire nos chroniques du Château de Barbe-Bleue, de La Traviata, What next?, La ciudad de las mentiras et Ariane et Barbe-Bleue], la mise en scène de Pierre Audi [lire nos chroniques de L’Orfeo, Il ritorno d’Ulisse in patria, Zoroastre, Saint François d’Assise, Dionysos, Orlando furioso, enfin de Parsifal à Amsterdam puis au Münchner Opernfestspiele] préserve rigoureusement Fin de partie des tentations d’un théâtre de l’absurde, ce qu’il n’est assurément pas, ou d’une illustration de quelque existentialisme qu’il tournerait bien plutôt en ridicule, fort du geulincxien Ubi nihil vales, ibi nihil velis, si cher à Beckett. L’émotion surgit, pour finir : elle provient de la connaissance que nous avons de la genèse difficile de l’ouvrage et de la prouesse d’un musicien que l’on aime, écrivant l’œuvre à l’aube de son quatre-vingt-dixième anniversaire (entre 2010 et 2016), et n'émane pas de l’œuvre elle-même, il le faut avouer.
BB