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François-Frédéric Guy, Frédérique Cambreling et le Quatuor Danel
un regard innovant vers le passé
Le festival Musica, ce sont de grands concerts le soir, bien sûr, deux semaines durant, avec des créations jouées par des ensembles à géométrie variable ou des formations symphoniques plus larges, mais aussi plusieurs rendez-vous chambristes – de fin d’après-midi en semaine, de fin de matinée pendant le week-end. Sur la notion d’ensembles à géométrie variable, nombre de ces moments sont à situer à la frontière entre le concert dirigé et le récital da camera, – une soirée comme celle du 22 septembre [lire notre chronique], par exemple, illustrant parfaitement cette remarque. En revanche, les deux événements dont il sera question ici se définissent strictement dans la seconde acception, s’agissant d’un programme de piano seul, vendredi à 18h, et, jeudi, d’un peu plus d’une heure de quatuor à cordes, auquel se joint ponctuellement une harpe.
Un certain regard sur le passé pourrait bien être le fil conducteur de ces concerts. Outre que Bruno Mantovani tire de la musique qu’il écrivit il y a trois ans pour la mise en scène de Mann ist Mann de Brecht par Emmanuel Demarcy-Mota – l’actuel directeur du Théâtre de la Ville (Paris) qui, la même année, se faisait maître d’œuvre de L’Autre côté [lire notre chronique du 23 septembre 2006], premier opéra du compositeur (qui en mijote un second sur la poétesse russe Anna Akhmatova, pour la grande boutique) – son Quintette pour Bertold Brecht donné en première française (la création mondiale se fit en Bavière, cet été), recyclant, si l’on peut dire, le matériau utilisé, les Métamorphoses nocturnes de Ligeti ouvrent le concert du Quatuor Danel, une pièce des années hongroises (1954) à voir dans l’héritage de Bartók et Veress. L’interprétation des Danel dose soigneusement le contraste entre l’inflexion lyrique initiale et la tonique et rugueuse danse paysanne.
Présence du passé, encore, lorsque François-Frédéric Guy se lance dans la pénultième Sonate de Schubert (D959), composée à l’automne 1828, quelques semaines avant de mourir. Il livre un Allegro brièvement volontaire dans son début et bientôt subtilement introspectif dont il définit très exactement les frappes. Si la fréquentation de la musique de Beethoven s’y fait entendre, cette lecture demeure pondérée d’une certaine retenue du chant qui, pour intériorisé qu’il soit, n’entrave jamais le phrasé. De même l’Andantino ne se pâmera-t-il pas, comme c’est trop souvent le cas, dessinant judicieusement une sorte d’acompagnato d’un temps plus ancien dans la paradoxale modernité d’un espressivo relativement dirigé. Après la méditation, c’est la danse qui anime le Scherzo d’une mélancolie secrète – oui, il y a bien des mondes derrières les fameuses petites lunettes. Dans l’ultime Rondo, le pianiste jamais ne cède, préférant à toute finasserie une simplicité directe du chant, précisément si compliquée à gagner chez Schubert.
Passé, toujours, avec Erlkönig… non pas de Herder ou de Goethe, ni de Loewe ou Schubert (encore moins les adaptations de Berlioz, Ernst ou Reger), mais de Hugues Dufourt, page dédiée à François-Frédéric Guy qu’il la créa en octobre 2006 au Musée d’Orsay. Venant couronner un cycle d’œuvres inspirées par Goethe et Schubert, cet Erlkönig ressasse en une demi-heure (plutôt qu’il n’explore) les motifs oniriques, mythologiques et érotiques bien connus, dans une aridité obsessive réalisant peu à peu le ravissement, au sens propre du terme, de l’auditeur. Le père aura beau se rendre aveugle à ces jeux où l’invite l’Ellerkongens datters (selon l’origine danoise), niant ainsi l’œil – outil du désir – du fils déporté de sa mère (évoquant les charmes de la sienne, la belle ne sait que trop qu’il lui faut détourner Œdipe), l’enfant doit grandir ou mourir. Obstinée (de la partition comme dans la légende), cette violence-là conjugue son ambiguïté – qui tue, au fond : l’Ellerkonge ou le père ?... – dans la résonance trouble du grand piano dévorant [illustration : Erlkönig par Carl Gottlieb Peschel (1798-1879)].
À l’aujourd’hui de Mantovani répond celui de Franck Bedrossian, avec Tracées d’ombres (2007), transgressif en diable, voire auto-transgressif, même, génial funambule à l’incroyable force de frappe, des confins du silence à ceux du bruit. Là, les textures sont travaillées au plus infime, les contrastes rendus remarquablement profonds par une étonnante écriture du silence, tissant les timbres par une révélation rythmique incessante.
BB