Chroniques

par bertrand bolognesi

Franz Schubert | Winterreise D911
Janina Baechle, Elisabeth Leonskaja

Opéra national de Paris / Amphithéâtre Bastille
- 18 janvier 2013
le mezzo-soprano Janina Baechle Winterreise (Schubert) à l'Opéra Bastille
© dr

Sous un ciel complice nous accédons à l’amphi’ où le mezzo-soprano Janina Baechle et la pianiste Elisabeth Leonskaja donneront Winterreise, tandis qu’au dehors le Génie de la Liberté prend le frais sous une neige tempétueuse. Il fait bon constater que le public est au rendez-vous, dans un hémicycle comble qu’on ne saurait emplir plus. Les artistes font une entrée discrète et, à peine installées, « Fremd bin ich eingezogen… » suspend l’auditoire au drame miniature de Schubert.

Gute Nacht s’immisce délicatement par la mélodie introductive du piano, sorte d’écho en prémices, tendrement articulé par Elisabeth Leonskaja, qui laisse bientôt retrouver le timbre coloré de Janina Baechle. Gardant à d’autres fins tout brio, le chant est infiniment concentré. La girouette livre bientôt des nuances d’une extrême sensibilité. Et surviennent les Larmes de glace (Gefrorene Tränen)…

Tandis que le piano en cisèle le saisissant désert en une savante ligne claire, un furieux m’invective soudain de fort vilaine façon. Comme beaucoup de mes collègues, je prends quelques notes durant le concert. Sans être mon voisin direct, le bonhomme prétend que cette prise de notes (dont il convient de rappeler qu’elle s’effectue par petits signes silencieusement déposés sur une page au grain souple) l’empêcherait de pleinement goûter le récital. Et de vociférer « c’est insupportable, je ne peux pas me concentrer, cessez d’écrire, où vous croyez-vous ? enfin, tout de même, voyons, c’est insupportable, arrêtez… » à haute et intelligible voix alors même que sur scène l’on chante, face à lui. Goûtez un peu l’absurdité de la situation : ce grossier personnage serait « déconcentré » de voir (et non d’entendre, notez) quelqu’un écrire deux sièges plus loin, sans imaginer que son propre éclat, très sonore, puisse gêner son entourage (voire perturber les artistes)… et c’est immanquablement le cas puisque vers lui se tourne une vingtaine de mélomanes estomaqués. « C’est insupportable » est répété jusqu’à la lie – à croire qu’à le poser lui-même sur scène l’énergumène s’infatuerait d’un monologue de Bernhard ! Il ne se taira qu’au début du Lied suivant, prenant alors une mine de chat indigné, empaillé peut-être…

Erstarrung… engourdi, oui, c’est exactement l’état dans lequel me laisse l’enragé. La violence avec laquelle il me sortit de l’écoute poignarde, coupe le souffle, de sorte qu’il est difficile de retrouver Winterreise, disons-le clairement – difficile seulement, la puissance souterraine de l’interprétation reprenant bien vite le chemin qu’elle trace vers nous. Ainsi la tendresse inquiète du Lindenbaum ravit-elle bientôt l’écoute qu’elle plonge d’autorité dans les funestes présages que l’on sait.

Au sûr dessin de Wasserflut succède la fluidité d’Auf dem Fluße, et ainsi de suite. Elisabeth Leonskaja circonscrit l’expressivité du cycle dans une précieuse demi-teinte ; s’y détachent certains traits sans jamais arborer de sécheresse, d’autres s’y fondant en frimas, en brume, bruine et rosée. De même Janina Baechle bouleverse-t-elle peu à peu en invitant l’oreille au cœur du poème qu’elle « dit » d’un chant toujours sobre – son « Wunderlicher Alter, soll ich mit dir geh’n ? » ne saurait être consolé d’aucune vielle, assurément.

Huit ans après qu’à Vienne Franz Schubert ait composé son Winterreise s’édifiait à Paris la Colonne de Juillet sur la place où l’on sort. À la base de cette colonne une phrase évoque la « …défense des libertés publiques… ». Gageons que l’épaisse neige en aura masqué la gravure au furibond compositeur qui ce soir nous agressa – non, pas Schubert ! mais il se trouve qu’en sus d’être forcenée l’éructante physalie compose (peut-être son chahut indiquait-il son désir qu’on le sût).

BB