Chroniques

par jorge pacheco

Frederic Rzewski et Stephen Drury, piano
John Cage | Études australes

Festival d’Automne à Paris / Foyer du Palais Garnier
- 19 novembre 2011
affiche salzbourgeoise John Cage, photo de Bertrand Bolognesi, 2011
© bertrand bolognesi

Les Études Australes n'avaient jamais été données intégralement en concert à Paris. Depuis leur création dans les années soixante-dix, le public parisien attendit longtemps cette occasion, nul osant s'aventurer dans pareille entreprise. Qui d'autre que le Festival d'Automne à Paris, faisant ainsi honneur à son audacieuse réputation, pour prendre un tel risque ? En résulte la programmation, au Foyer du Palais Garnier, d'une soirée exclusivement consacrée à ce recueil de trente deux pièces pour piano seul, central dans la production de maturité de John Cage. Et l'on se réjouit de ce pari entièrement réussi.

Les pianistes états-uniens (et non américains, terme qui désignerait leur nationalité autant qu’européens désigne celle des Chypriotes) Stephen Drury et Frederic Rzewski partagent l’interprétation des quatre Livres du recueil (le premier joue les Livres I et III, le deuxième les Livres II et IV) comportant chacun huit pièces. Cette collaboration qui, pourrait-on penser, reviendrait à faire jouer un orchestre sous la direction de deux chefs les différents mouvements d'une symphonie, se trouve ici pleinement justifiée. D'abord par l'extrême difficulté de l'œuvre, chacune des deux mains ayant à se partager entre deux portées (ce qui donne un total de quatre lignes à lire simultanément) et ne pouvant pas s'assister mutuellement afin d'agir en totale indépendance vis-à-vis de l'autre, ce qui est l'un des fondements mêmes de la composition ; ensuite par l'énorme effort de concentration qu'exige l'exécution d'un seul des quatre Livres, véritable traversée de l'univers qui peut prendre environ une heure ; enfin, et surtout, parce que la liberté laissée par Cage à l'interprète dans le choix des tempi et des nuances est si grande qu'une version à deux musiciens tend indiscutablement à un enrichissement de l'expérience à travers les différences dans l'approche de chacun d'eux.

Nous voilà embarqués de la sorte dans un voyage astral où la réalité accélérée des temps modernes s'efface pour donner lieu à une temporalité qui semble se contracter ou se dilater selon les lois de cette musique qui refuse la « directionnalité discursive » et s'éternise, dirait-on, dans l'instant. Car lorsqu'il met en œuvre divers procédés d'indétermination (les notes de la pièce sont tirées d'une carte astrale, et le I-Ching décide lesquelles d'entre elles restent solitaires ou forment des agrégats), Cage cherche à minimiser le contrôle du compositeur pour « laisser le son être ce qu'il est », selon son expression. Ainsi la trace de l'homme paraît-elle presque absente de ce parcours, car ce qui compte ici n'est pas son déroulement (le principe même de la vision occidentale de l'art musical à travers la notion de « structure »), mais la contemplation de chaque sonorité en soi, par sa beauté individuelle et son rapport mystérieux aux sons qui l'entourent, comme si, en regardant le ciel, l'on se focalisait librement tantôt sur une étoile, tantôt sur l'ensemble du firmament, sans pour autant se demander comment il se fait que des millions de petites lumières brillent sur le fond noir de la nuit ou qui les a ainsi disposées.

Les quatre heures et demie que dure le concert ne passent donc ni vite ni lentement, mais autrement. Une telle vision de la temporalité musicale est fort éloignée de notre rythme de vie. Seul un opéra peut égaler cette durée ; dans ce cas, c'est la dramaturgie (et le système tonal qui en est l'image, même dans sa dialectique de tension aristotélicienne) qui détermine le devenir auquel nous attache l'intrigue. Il n'est donc pas surprenant que des deux centaines d’auditeurs pleins de bonne volonté que l'on comptabilisait en début de soirée, la moitié (sans exagération) soit partie après le premier Livre, au bout d'une petite heure. Des courageux qui restent, un tiers dort. Certains d'entre eux affectent la concentration, les yeux fermés, la tête sur la main, alors qu'ils se sont depuis longtemps réfugiés dans le bras de Morphée. Les demoiselles s'abandonnent impunément au sommeil sur les épaules de leurs galantes compagnies, lesquels, stoïques tiennent courageusement jusqu'à la fin, ne pouvant porter atteinte à leur masculinité en faisant preuve de faiblesse. Un deuxième tiers tue le temps en regardant les mosaïques du plafond. Le troisième se divise entre les invités des musiciens et les spectateurs qui écoutent vraiment, en fin de compte ceux qui justifient l'expérience et la rendent nécessaire, ne fussent-ils qu'un ou deux.

À la fin du XIIIe siècle, quand apparaissent les premiers systèmes de mesure du temps musical, au même moment où se généralise la division en heures du jour et de la nuit, certains théoriciens dénoncent la substitution du « temps de Dieu » (celui de l'éternité) par le « temps du marchand » (celui des journées de travail où le temps des humains peut être comptabilisé en termes d'argent). C'est précisément d'une telle dimension temporelle que la musique de Cage offre la possibilité de s’échapper car, les indications de tempo, les barres de mesure et les valeurs rythmiques étant totalement absentes de la partition, une même pièce peut bien durer dix minutes comme une heure, en fonction de l'interprétation. Tout en improvisant ce qui doit l’être, les deux pianistes livrent une version intelligente, pleine de contrastes, où des moments de grande intensité alternent avec d’énormes espaces de calme. Mais densité harmonique ne veut pas toujours dire intensité de nuance ; ainsi, les moments les plus intenses de la soirée sont atteints par Rzewski à la fin du concert, lorsque les agrégats de quatre ou cinq notes qui dominent la partition sont joués dans le plus doux pianissimo et résonnent le temps d'une éternité fugace. Par ailleurs, à l'intérieur de chacune des pièces, les deux pianistes peuvent décider en temps réel d'accentuer telle ou telle note, d'accélérer tel passage ou ralentir tel autre, pour ainsi nous entrainer naturellement dans la divagation et nous affranchir du « temps du marchand » dans lequel nous sommes tous si malheureux.

Le Festival d'Automne à Paris a donc bien du mérite, ouvrant l'espace à des manifestations musicales hors du commun, comme l'est sans conteste l'interprétation de l'intégrale des Études australes.

JP