Chroniques

par bertrand bolognesi

Fryderyk Chopin
récital Nelson Freire

Piano**** / Théâtre du Châtelet, Paris
- 31 janvier 2005
l'excellent Nelson Freire donne un Chopin délicieux au Châtelet (Paris)
© james mac millan

Alors qu'un programme Schumann, Scriabine, Liszt, Brahms et Chopin fut initialement annoncé, c'est au dernier cité de ces compositeurs que le pianiste brésilien Nelson Freire a finalement décidé de consacrer l'intégralité de son récital au Châtelet. La salle est très excitée : le public est venu nombreux, pour un des plus prestigieux moments de la saison Piano****.

Il ouvre la soirée avec l'Impromptu en fa # majeur Op.36 n°2 écrit en 1839, dont il construit l’interprétation sur une rigueur dynamique exigeante et un art de la couleur fort rare. Rien n'est laissé au hasard : Nelson Freire ne s'appesantit sur aucun trait, respire vite et bien, enfin cisèle une sonorité d'un raffinement extrême à laquelle il ne goute jamais trop lui-même. Assurément, son jeu a beaucoup à dire sans se perdre impudiquement à s désigner de quoi il parle ; le jardin demeure secret, ce qui l’en fait d’autant plus enchanteur.

Dans la Fantaisie en fa mineur Op.49, conçue par Chopin deux ans plus tard, le pianiste intègre tout naturellement la virtuosité à sa lecture, sans en faire un sujet – il se trouve que c'est ainsi écrit, mais voilà tout, et ce ne saurait être le plus important. Le souffle passe bien au-delà des finasseries ornementales et des vocalises auxquels il se plie comme nonchalamment, peut-être avec humour, sans ajouter de pathos ou autre épouvantail du genre.

Et c'est dans la Sonate en si bémol majeur Op.35 n°2 que le miracle a lieu ! Le public est totalement concentré dans une écoute attentive, comme suspendue à la musique qui va son cours. La proposition accuse plus les contrastes, mène magistralement les mélodies en géniale créatrice d'atmosphère. Si le Grave d'ouverture est inquiet, le Scherzo trouve des accents presque nauséeux, tandis que la Marche funèbre ne regarde pas une seule fois derrière elle. Aucun laisser aller ; au contraire : le cortège va bon pas avec une dignité qu'on peut imaginer fragile et se garde de grandiloquence ou de larmoiement. A-t-on jamais ainsi entendu le pianissimo central du troisième mouvement ? Il semble venir des coulisses, comme si la geste de Freire se suspendait soudain. Tout est dans la nuance, sans aléas de tempo, et le retour de la marche n'en devient que plus tragique. Le Presto final nimbe cette page d'une brume toute debussyste, finement déposée sur l'implacable régularité de l'articulation. Un grand et fascinant secret…

La seconde partie fait entendre les Études Op.10 avec lesquelles Nelson Freire invente des mondes, enchaînant les pièces du recueil sans s'arrêter, comme une grande page kaléidoscopique. Et là encore, on ne saurait dire ce qui se passe : l'exploit technique se fait oublier, laissant le souvenir d'un charme pointilliste tout personnel. À une salle conquise, le pianiste offre encore Chopin pour un premier bis, puis rien moins que cinq autres rappels,plus tropicaux ceux-ci, qui généreusement coulent de ses mains.

BB