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Chroniques
Götterdämmerung | Crépuscule des dieux
opéra de Richard Wagner
La Bayerische Staatsoper compte un chœur de très grande qualité, comme en témoignent bien des représentations munichoises. Celle-ci ne déroge pas à la règle : vaillance prodigieuse, précision exemplaire, mais encore musicalité qui n’est pas toujours au rendez-vous d’autres maisons, y compris certaines allemandes, favorisant plutôt la masse chorale que la subtilité. De ce point de vue, l’auditeur de la Götterdämmerung est comblé (unique des quatre épisodes du cycle wagnérien à convoquer ces forces-là).
Il ne l’est pas toujours autant par la distribution réunie cet après-midi au Nationaltheater. Certes, les vedettes internationales n’y manquent pas, mais elles ne s’avèrent pas garantes du meilleur, il faut l’avouer. Une nouvelle fois, Hans-Peter König campe un Hagen généreusement sonore, usant avec aisance d’une puissance indéniable quant au volume, mais à la défaveur de la justesse. Le rôle n’est pas de ceux qui occasionnent de cultiver la ligne de chant, il est vrai, mais ici c’est l’intonation qui pèche, quand l’incarnation dramatique crève littéralement l’écran, en revanche. On retrouve Petra Lang dans une tournure de Brünnhilde comparable à ce qu’elle en fit à Budapest l’an dernier [lire notre chronique du 14 juin 2014], avec des premier et troisième actes plus qu’approximatifs mais – bonne surprise ! – un II passionnant : cette rage de l’héroïne trahie, l’artiste la traduit par des phrasés fulgurants et proprement démentiels, donnant toute la voix, à déménager les cimetières. Enfin, le Siegfried de Lance Ryan accuse plus assurément que jamais les problèmes maintes fois soulevés lors de ses apparitions [lire nos chroniques du 19 août et du 6 février 2013 (pour s’en tenir au héros de l’ultime journée), ainsi que notre critique DVD de la production berlinomilanaise, entre autres] – n’en parlons plus.
Le plaisir du chant est toutefois bien au rendez-vous, avec un trio de Rheintöchter équilibré et trois Nornen parfaites – parmi des attributions luxueuses (Okka von der Damerau en Floßhilde et Première Norne, Anna Gabler en Troisième), saluons particulièrement le mezzo fort enveloppant d’Helena Zubanovich, remarqué autrefois à Montpellier [lire notre chronique du 9 décembre 2011]. Incisif à souhait, Christopher Purves n’est pas en reste en Alberich [lire nos chroniques du 20 octobre 2015, du 6 février 2014 et du 25 novembre 2012], et des hommes c’est incontestablement l’excellent Markus Eiche qui satisfait le plus : d’emblée son Gunther saisit l’écoute, un Gunther qu’il aborde plus fermement qu’on l’entend de coutume, en adéquation avec l’option de mise en scène – un érotomane dont le rut bondit irrépressiblement sur les soubrettes et cajole d’équivoque façon sa propre sœur, souriante complice de ses turpitudes. Deux incarnations féminines font notre bonheur : d’un timbre jeune et expressif Anna Gabler livre une Gutrune au long cours, attachante et investie [lire nos critiques DVD sur son Eva (Die Meistersinger von Nürnberg) aux Salzburger Festspiele et Glyndebourne Festival], quand l’émission évidente, la couleur extraordinaire, la projection abondante et la conduite toujours souple de Michaela Schuster offre une Waltraute d’indicible envergure artistique [lire nos chroniques du 23 mars 2014, du 1er août 2011 et du 20 février 2010, ainsi que notre critique DVD de sa bouleversante Kundry salzbourgeoise].
Lorsqu’il y a un peu plus de deux ans nous découvrions ce Ring bavarois, nous goûtions la lecture extrêmement claire de Kent Nagano. Pour l’énième fois son jeune successeur se révèle heureux poisson dans les flots wagnériens [sur sa prestation à Bayreuth, lire nos chroniques des 14, 15, 17 et 19 août 2013]. La direction de Kirill Petrenko est incroyablement leste, avec une nette caractérisation dramatique, une souplesse confondante, un soin jaloux de certaines pages – le voyage de Siegfried sur le Rhin en est un bel exemple, voire le brasier qui réduit à néant la dépouille du héros. On y décèle aujourd’hui cet élan spécifique qui jadis embrasait l’enregistrement de Solti – sans la jouissive folie du maître hongrois, n’exagérons rien –, encore contrarié par un marcato trop lourd, sur des finals à effet qui « téléphonent » le baisser de rideau. Au public munichois, très attaché au musicien russe qu’en son cœur il élève au rang des génies, osons dire que Petrenko est indéniablement un bon chef, dont l’ardeur convainc haut la main et promet beaucoup, mais que la maturité confirmera ou non dans ses choix interprétatifs.
Elle nous manquait, la vision d’Andreas Kriegenburg !
Après un prélude en silence, face à un menu TV de chaînes d’information prenant tout le cadre de scène, l’Acte I débute dans la désolation d’un après-guerre ou des lendemains d’une catastrophe. Les Nornen sont accompagnées par des silhouettes en combinaisons antiradiations qui, à l’aide de détecteurs de rayonnement nucléaire, testent les effets d’un peuple échoué là, comme en exode (valises, téléphones portables, etc.), les confisquant parfois. L’ingénieuse invention de Kriegenburg était d’utiliser des figurants comme éléments de décor ; on la retrouve : les planches qui forment le nid d’amour du fameux couple sont déplacées et tenues à bout de bras, ou retournées pour invoquer le fidèle Grane par un dessin naïf. De même les hommes disparaissent-ils sous le revers de leur veston pour former, en ondulant, les flots du Rhin sur lesquels apparaît la barge de Siegfried : voilà une signature qu’on reconnaît et qui émeut. Le surgissement brutal d’une galerie marchande chic, façon drugstore, avec publicités de parfum, de mode, etc., plonge le regard dans le monde du profit – Gewinn bientôt inscrit en noble slogan ! – face auquel Siegfried, perplexe, gratouille sa tête de sauvage égaré.
Tenant à la fois de lieu de résidence privée et d’agora luxueuse d’un siège d’entreprise, le palais des Gibichungen arbore un luxe décoratif perclus de fausses valeurs, design, mode et art contemporain confondus (le cheval scié, façon requin de Hirst). La pensée le cède au snobisme, dans cette société prête à tuer plutôt que de renoncer à l'indécrottable futilité dont elle s’enivre sottement – bienvenue chez nous ! Et le héros de s’écraser la face sur la vitre… Alors que les prémisses n’en fleurissaient guère, on croise un humour rafraîchissant – dont l’incompréhension des codes sociaux par Siegfried n’est pas des moindres –, à l’instar de celui de Vera Nemirova, omniprésent dans son Ring francfortois commencé deux ans avant celui-ci [lire nos chroniques de la reprise des 25 et 27 janvier, 1er et 3 février 2013]. Les nombreux employés de la firme-palais filment la confrontation de l’acte médian avec leur handy, jouets d’un monde où tout est spectacle depuis l’apparition de technologies qui favorisent la mise en vedette du quotidien, réduisant à néant la sphère privée dans le grand cirque des bénéfices engendrés par la surconsommation compulsive – Gutrune fait du cheval à bascule sur un euro-culbuto, le symbole € étant formé par les tables du banquet de double-noce.
Au-dessus de la suffocation générale, la traversée des Rheintöchter, sur une passerelle transparente, enserrant la précieuse lumière de l’anneau enfin revenu, est une sorte de bénédiction désespérée. Ainsi s’achève le Ring de Kriegenburg [lire nos chroniques des 13, 14 et 15 juillet 2013].
BB