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Chroniques
Götterdämmerung par Jonathan Nott
Bamberger Sinfoniker–Bayerische Staatsphilharmonie
L’ultime journée du Ring des Nibelungen commence par l’annonce du remplacement de Torsten Kerl par Andreas Schager, jeune ténor visiblement ravi de participer à cette aventure, même s'il rejoint la troupe pour la dernière soirée. Monter une Tétralogie pose inévitablement la question de l'adéquation du plateau face à l'obstacle redoutable qui se dresse. Le Festival de Lucerne s'est inspiré de la tradition bayreuthienne consistant à donner le cycle en espaçant chaque représentation d'une journée de repos (à l'exception des deux premières soirées). Pour des raisons pratiques, les horaires durent être resserrés, ce qui a raccourci les temps de pause. Par précaution, Alberich et Brünnhilde étaient distribués à deux chanteurs différents (Thomas Johannes Kränzle et Peter Sidhom, Petra Lang et Eva Johansson). Paradoxalement, l'indisposition de Torsten Kerl améliore la cohésion de l'ensemble ; sans doute faut-il y voir une des leçons à tirer de la mystérieuse alchimie du théâtre chanté et du spectacle vivant.
Dans Götterdämmerung apparaissent les chœurs (enfin !), ce qui est toujours une expérience troublante après près d’une dizaine d'heure de musique. Pour le chef, c'est une dimension supplémentaire à intégrer aux nébuleuses marmoréennes des sons, des gestes et de la voix réunis. L'option choisie par Jonathan Nott est de donner à l'immense navire une direction littéralement suicidaire qui le fera se briser magnifiquement après l'immolation de Brünnhilde, dans une série de fracas durs et rutilants broyés dans un bruit blanc d'une violence rarement atteinte. Wagner mérite-t-il ce traitement ? C'est en tous cas la confirmation d'une vision de l'œuvre comme irriguée par une dimension symphonique qui puise dans le gigantisme et le fantastique. La plupart du temps, la réalisation instrumentale est à la hauteur de cette volonté de densité démiurgique – la plupart du temps seulement, car le luxe des pupitres de cordes ne masque pas en totalité l’éraflure des cuivres, souvent fragiles dans des passages stratégiques.
Le plateau résiste plutôt bien au volume qu’impose le Bamberger Sinfoniker–Bayerische Staatsphilharmonie. Dans la scène des Nornes, on retrouve avec bonheur les voix de Viktoria Vizin (Première Norne et Flosshilde) et d’Ulrike Helzel (Deuxième Norne et Wellgunde), duo très droit mais homogène, avec une longueur d'avance du côté de l’expressivité sur les troisièmes comparses, Meagan Miller (Troisième Norne) et Martina Welschenbach (Woglinde). Mikhaïl Petrenko passe beaucoup mieux en Hagen qu'en Fafner ou Hunding. Quoiqu’avec une palette toujours un peu claire, il communique au personnage une réelle présence associée à des qualités théâtrales plutôt efficaces. La voix se délite un peu dans les dernières scènes, trop sollicitée dans le grave. Peter Sidhom n'incarne pas un Alberich soucieux du legato et de la couleur. L'ensemble est souvent décousu, les attaques s’embarrassent comme s'il empoignait le rôle à bras le corps, sans ménagement. Plus à son affaire dans Gutrune qu’en Eva quelques semaines plus tôt à Salzbourg – a contrario de celle qu’elle chantait à Glyndebourne il y a deux ans [lire notre critique du DVD] –, Anna Gabler n'hésite pas à camper un personnage chlorotique et falot, libérant des accents authentiquement blessés dans le peu de mesures que lui accorde Wagner devant la dépouille de Siegfried. Le Gunther de Michael Nagy prouve qu’il est possible de marquer définitivement un rôle, même modeste, par la noblesse du timbre et le raffinement de l'émission. Théâtralement parfait, il use de quelques gestes furtifs pour camper la veulerie de son personnage, avec effet immédiat sur un public médusé.
Dans la droite ligne de sa Fricka [lire notre chronique du 31 août 2013], Elisabeth Kulman est une Waltraute bouleversante. L'autorité souveraine du legato se diffuse à l'intérieur des phrases avec une force stupéfiante. La couleur de la voix est superbe et d'une ampleur généreuse à souhait. Son dialogue – plutôt le face-à-face ou l'altercation – avec Brünnhilde tourne à son avantage, malgré les apparences. Débarrassée de l’encombrante partition lue durant Die Walküre, Petra Lang est visiblement plus à son affaire ici. L'interprétation est littérale, comme si, entre le soin méticuleux de ne pas manquer ses aigus et l'attention portée à ne pas trop diluer le bas-médium, elle peinait à donner une réelle inspiration à sa Brünnhilde. L'immolation reste supérieure à la prestation entendue à Bastille au printemps dernier [lire notre chronique du 3 juin 2013].
Le jeune Andreas Schager est un Siegfried séduisant, très chien fou et d'une décontraction de sale gosse en scène – on aurait envie de le gifler tant il est insolent dans le frac de l’Heldentenor wagnérien ! Malgré quelques erreurs, imputables au fait qu'il débarque sur scène au dernier moment, il est certain que sa prestation lucernoise lui fait une formidable carte de visite. On le retrouvera avec plaisir dans ce rôle prochainement, c'est une certitude.
DV