Chroniques

par bertrand bolognesi

Gawain | Gauvain
opéra d’Harrison Birtwistle

Salzburger Festspiele / Felsenreitschule, Salzbourg
- 2 août 2013
Gawain, opéra d'Harrison Birtwistle au Festival de Salzbourg 2013
© ruth walz

Qui des disciples et amis du roi Arthur relèvera le défi lancé par le Chevalier vert à Noël ? « N’y a-t-il pas un homme parmi vous ! », s’écrit-il, provoquant. C’est que de défi, il s’agit de lui trancher la nuque d’un coup de hache à charge d’offrir la sienne un an plus tard à la même lame ! L’aventure surgit dans le même temps où l’on interroge les héros disparus de la Table Ronde ; ainsi offre-t-elle la possibilité inespérée de recouvrer une magnificence perdue. Renouant avec la fierté de jadis, Gauvain – celui-là même que l’Amfortas de Wagner appelle et qui est loin, parti chercher des herbes qu’il espère pouvoir combattre son mal incurable –, ramasse le gant et décapite hardiment la mystérieuse apparition. Fêté par ses pairs, Gauvain vit une année heureuse, malgré la prédiction goguenarde par sa victime, tête sous le bras, de sa fin prochaine, en un lieu dit de la Chapelle verte. À éprouver son éventuelle peur de mourir l’énigme convoque Eρως à travers la belle Dame de Hautdesert qui tâche à plusieurs reprises de séduire ce modèle de droiture, de loyauté et de sérieux de la légende arthurienne. Aussi a-t-elle recours aux bons soins de la Fée Morgane, complice précieuse qui du tant convoité Gauvain (plus il résiste plus il est désirable) obtiendra pour elle qu’il cède trois baisers. À la hache d’alors revenir au-dessus du chef chéri qui, après s’en être détourné une première fois, accepte courageusement de subir le sort annoncé. Il est un « bon chevalier », proclame le Chevalier vert, qui n’aura qu’à peine failli à sa parole en espérant sauver ses jours, ce qui est qualité d’homme et non défaut de brave.

De Sir Gawain and the Green Knight, récit du XIVe siècle (ici outrageusement résumé, pardon), le poète et scénariste David Harsent mitonnait à la fin des années quatre-vingt un nouveau livret d’opéra pour Harrison Birtwistle – quoi de plus naturel qu’un compositeur ayant écrit Punch and Judy [lire notre chronique du 1er avril 2011] (1967), The Mask of Orpheus [lire notre critique du CD] (1986) se penche sur ce conte quelques années avant d’aborder d’autres mythologies, via The Minotaur [lire notre critique du DVD] (2007) ? Le 30 mai 1991, Covent Garden (Londres) créait son Gawain dont la partition a subi depuis plusieurs révisions (la dernière version date de 1999). Plus jamais livré au public depuis lors, cet ouvrage vient remplacer celui commandé à György Kurtág qui a pris du retard dans son travail d’achèvement, ainsi que l’annonçait dès cet automne Alexander Pereira, le directeur artistique du Salzurger Festspiele. Encore ouvrait-il (vendredi 26 juillet) audacieusement la programmation lyrique de cette nouvelle édition du festival d’été, avant Mozart, Verdi et Wagner. En amont du quatre-vingtième anniversaire du Britannique (qu’on fêtera en 2014), Salzbourg le célèbre avec cinq représentations de Gawain, mais encore quatre concerts qui feront entendre ses Bach Measures (1996), Verses (1969), Tombeau in memoriam Igor Stravinsky (1971), Secret Theater (1984), Distances (1992), Settings of Celan (1996), Cortege (2007) et le tout récent Concerto pour violon (2010).

De l’évidente préoccupation de Birtwistle à interroger le mythe, ne cherchons trace dans cette nouvelle production. En convoquant le tandem qui signait l’été dernier Die Soldaten de Zimmermann [lire notre chronique du 20 août 2012], le festival s’est certes garanti une direction musicale favorable, mais non une mise en scène pleinement cohérente. À tâtonner dans un réseau référentiel que manifestement il n’a cure de connaître plus, Alvis Hermanis change radicalement le cap, et tandis qu’une approche onirocritique eut pu avantageusement transcender ses carences, il transpose Gawain dans une société d’après une catastrophe écologique brutalement subie par le royaume arthurien, dans un désastre où la figure du plasticien allemand Joseph Beuys surgit pour sauver le monde. Non seulement l’option s’encombre immanquablement d’un pesant attirail de reconstitution des œuvres et performance de Beuys (luges, chiens, lapins mort, couvertures de feutre gris, bâton de marche, squelettes, cercueils, chaise de graisse, échelles, cordages, etc.), mais encore évoque-t-elle l’accident aérien qu’il subit dans les années quarante, sur le front de l’est, et auquel l’artiste fit continuellement référence lui-même comme à un miracle dans son approche de ce monde à sauver. Au metteur en scène d’assimiler totalement Beuys à Gauvain auquel il est en effet implicitement demandé dans l’opéra de raviver la grandeur des arthuriens (sinon de sauver leur monde). Le procédé fonctionne comme en décalcomanie simpliste qui ne fait qu’embrumer l’appréhension de l’argument sur une scène copieusement encombrée dont ne se perçoit plus aucune action principale. Faut-il alors considérer la représentation de Gawain comme le prolongement d’une performance à la manière de Fluxus ? Certes non, puisqu’elle se résume à un catalogue citationnel, par définition stérile. De quelle sorte de théâtre s’agit-il donc, alors ? De celle qui consiste à ne pas traiter le sujet tout en livrant en vrac un fatras référentiel étouffant : non contente de ne pas honorer l’œuvre de Birtwistle dont elle fait l’impasse, cette réalisation résume Beuys en une présence décorative (un comble !), le « dilapide », pourrait-on dire (oserons nous dire qu’elle le « consomme » ?...).

C’est à la baguette d’Ingo Metzmacher qu’il revient de rectifier le tir, ce qu’elle fait admirablement. Dense, composée dans son mouvement (à la manière wagnérienne, au fond), la musique de Birtwistle déploie des complexités fascinantes mais également une hargne percussive qui tend toujours plus l’énigme de Gawain. Volontiers rugueuse, elle revêt, dans la lecture du chef allemand, un caractère presque édénique en son inflexion rituelle. Les pupitres de l’ORF Radio Sinfonieorchester Wien, déjà entendus hier [lire notre chronique de la veille], affirment un sain équilibre, avec en particulier une section de cuivres de belle autorité, somptueusement nuancée.

De même faut-il saluer un plateau vocal exceptionnel qui, en bonne intelligence avec une fosse minutieusement dosée, campe idéalement les principaux personnages. On se souviendra longtemps de l’onctueux Agravain d’Ivan Ludlow comme de la Guinevere « bien accrochée » de Gun-Brit Barkmin [lire notre chronique du 13 avril 2013], mais encore de l’impact chaleureux du mezzo Jennifer Johnston en Lady de Hautdesert et l’extrême stabilité du contreténor Andrew Watts en Bishop Baldwin. Trois incarnations brûlent les planches. À quelques semaines de son soixante-septième anniversaire, la basse John Tomlinson livre sans difficulté un Green Knight de grande tenue – il créa lui-même ce double-rôle qu’il a ensuite enregistré. Se jouant comme par magie de l’écriture acrobatique de la partie chantée par Morgan le Fay, Laura Aikin – que l’on retrouve avec grand plaisir [lire notre entretien] – affirme un colorature inépuisable simplement fascinant (parfait, pour une fée !). Enfin le baryton britannique Christopher Maltman prête une forme éblouissante au rôle-titre ; plus coloré que jamais mais encore fermement infléchi par une dynamique infiniment sensible, son Gawain est touché par la grâce.

BB