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Chroniques
Gensericus oder Sieg der Schönheit
Genséric ou Le triomphe de la beauté
Après deux soirées contemporaines vraiment passionnantes [lire nos chroniques de Lear et de Koma], quittons la Basse-Saxe et rejoignons les rives de l’Elbe pour une matinée baroque dans la capitale de la Saxe-Anhalt. C’est ici, à Magdebourg, que naquit, le 14 mars 1681, le compositeur Georg Philipp Telemann. Si l’Allemagne célèbre surtout Händel, avec trois festivals qui lui sont dédiés – à Göttingen [lire nos chroniques de Lotario et de Rodrigo], Halle [lire nos chroniques d’Imeneo, Teseo et Deidamia] et Karlsruhe [lire nos chroniques de Semele, Dixit Dominus, récital Anna Bonitatibus, Arminio, Alcina, Hercules et Ottone] –, les Magdeburger Telemann-Festtage célèbrent, depuis 1962 et de façon biennale, l’artiste de la cité. C’est dans le cadre de la vingt-sixième édition de ce festival que nous découvrons aujourd’hui une œuvre qu’on ne joue jamais, Gensericus oder Sieg der Schönheit.
Créé à Hambourg, à l’Oper am Gänsemarkt, le 13 juillet 1722, Gensericus oder Sieg der Schönheit, autrement dit Genséric ou Le triomphe de la beauté, est un opéra en trois actes, conçu à partir d’un livret de Christian Heinrich Postel (1658-1705). Cette adaptation du Genserico que Nicolò Beregan (1627-1713) avait écrit pour Antonio Cesti (1623-1669) qui le mit en musique en 1668 et dont se servit également Giovanni Partenio (1633-1701) en 1672, se situe lors de la prise de Rome par les Vandales, en 455. Le prince Genséric a vaincu, l’empereur est mort, et voilà qu’il s’amourache de sa veuve, la belle Eudoxie. Il déclare sa flamme et demande sa main qu’elle lui refuse. Parallèlement à l’intrigue principale, d’autres amours viennent corser l’ouvrage qui s’inscrit dans le genre comique. Un peu à la manière que l’on peut observer chez Purcell pour la langue anglaise, texte et musique s’intriquent avec une intelligence rare qui donne à chaque récitatif (pour ne pas dire chaque bavardage) une vivacité stupéfiante et aux airs une évidence remarquable. Fait notable, l’œuvre a tenu l’affiche jusqu’en 1734, durant près de douze ans : c’est dire le grand succès qu’elle connut à son époque. Son savoureux imbroglio amoureux, soldé par une fin heureuse et l’amour d’Eudoxie pour l’envahisseur, avait déjà revue le jour ici-même, il y a trente-quatre ans. La prestigieuse Akademie für Alte Musik Berlin et les Magdeburger Telemann-Festtage se sont associés pour coproduire ce nouveau spectacle.
L’intensité théâtrale de la proposition domine plus de trois heures durant lesquelles le public est toujours en éveil et rit très volontiers, plus d’une fois. Un dispositif en bois a été réalisé par la scénographe Lisa Däßler pour accueillir le jeu d’une dizaine de rôles, richement costumés par Valerie Hirschmann, que la mise en scène de Kai Anne Schuhmacher anime avec une frénésie souvent hilarante. Grâce à une inventivité incessante, la direction d’acteurs dessinent avec sûreté les relations et les couples, au fil de situations pleines de sel. On passe un moment heureux, pétillant et frais.
Les dix chanteurs se font les vaillants champions de l’option dramatique comme de l’opus de Telemann. En grand Manitou, Dietrich Henschel donne vie à un Turpino truculent, même si la voix a beaucoup perdu en impact [lire nos chroniques d’Atlantis, Die Jahreszeiten, Huitième de Mahler, Die Meistersinger von Nürnberg, Pelléas et Mélisande et Heart chamber, enfin de ses albums Schubert et Wolf]. Basse impressionnante, Johannes Stermann incarne avec générosité Trasimundus, le général des troupes vandales. Le ténor léger du jeune Ludwig Obst est idéalement distribué en Helmiges direct. La partie du fils du prince étranger, Honoricus, est confiée au contreténor Terry Wey qui étonne par la puissance et satisfait par la stabilité [lire nos chroniques d’Il Sant’Alessio, La Didone et Giulietta e Romeo]. Le personnage du romain ridicule, Olybrius, bénéficie de la souplesse vocale du baryton Marko Pantelić, également fiable. Effrontée comme on aime, le mezzo Sarah Alexandra Hudarew prête un timbre rond et agile à la servante romaine Melite. Avec son aigu éclatant, le soprano Anna Willerding séduit en Pulcheria. L’artiste révèle une verve comique irrésistible ! Le plaisir n’est pas moindre à entendre le soprano lumineux de Sunhae Im qui habite fiévreusement le rôle de Placidia [lire nos chroniques de La clemenza di Tito, Orfeo, Matthäus Passion, Orlando, L’opera seria et Il trionfo del tempo e del disinganno]. D’une voix plus large, le soprano Lydia Teuscher campe l’impératrice Eudoxia avec beaucoup d’aplomb. Quant au rôle-titre, il revient à l’excellent Dominik Köninger : doté d’un baryton extrêmement clair, d’une facilité d’émission incomparable, voilà un chanteur né pour Pelléas, par exemple ! Il possède une très grande maîtrise de ses moyens et de son art qui charment en Gensericus luxueusement musical, plus que convainquant.
Ces dix personnages déploient leur chant avec le soutien d’une formation orchestrale colorée, puisqu’avec les cordes elle compte encore de nombreuses flûtes dans toutes les tessitures, deux hautbois, autant d’hautbois d’amour, un basson et même deux chalumeaux, enfin trois trompettes et deux cors, sans oublier la basse continue. Au pupitre de la célèbre phalange historiquement renseignée, Die Akademie für Alte Musik Berlin, dont il profite de la qualité des timbres comme de la parfaite cohésion, Michael Hofstetter signe une approche brillante qui lui vaut de franches et belles acclamations aux saluts – Genséric ou Le triomphe d’Hofstetter [lire nos chroniques de Giulio Cesare in Egitto et d’Artaserse] !
HK