Chroniques

par bertrand bolognesi

George Crumb | Kronos-Kryptos pour quintette de percussion
Enno Poppe | Prozession pour grand ensemble

premières françaises par l’EIC et Matthias Pintscher
Festival d’automne à Paris / Cité de la musique
- 5 novembre 2021
L'Ensemble Intercontemporain joue "Kronos-Krypyos" de George Crumb
© eic | répétition de kronos-kryptos

À la fin des années quatre-vingt-dix, la Cité de la musique, à peine quelques mois après son inauguration, programmait une série étasunienne que vinrent illustrer plusieurs formations instrumentales. L’Ensemble Intercontemporain était alors en bonne place. Aussi le retrouve-t-on dans le premier des cinq rendez-vous de Pionniers américains où se produisent également Le Paradoxe dans des pages d’Ives, Reich et Varèse, les Synergie Vocals et Colin Currie Group dans une soirée monographique Steve Reich, Katia et Marielle Labèque dans un opus de Glass, enfin les Paris Percussion Group et l’Ensemble AxisModula dans des moments moins balisés. Si l’Orchestre de Paris ne participe pas au grand complet à l’événement, quelques-uns de ses musiciens s’y prêtent, notamment demain dans un concert intitulé La mécanique des cordes dont nos colonnes rendront compte.

Sous la direction de Matthias Pintscher, son directeur musical depuis huit ans, l’EIC concentre la première soirée du cycle sur trois compositeurs. À commencer par George Crumb, créateur que tous connaissent sans pouvoir cependant affirmer avoir entendu régulièrement sa musique en salle. Souvent en marge, Crumb a développé une esthétique bien à lui, une sonorité spécifique qui fait sa signature et que l’on retrouve d’emblée dans Kronos-Kryptos, quatre tableaux pour quintette de percussion écrits en 2018 et créés le 14 avril 2019 à New York. C’est à partir de deux mouvements inachevés d’un septuor de percussion que l’artiste a construit cette nouvelle œuvre, donnée ici en première française. Outre d’avoir résumé l’instrumentarium à cinq percussionnistes plutôt qu’à sept, son travail s’est enrichi de deux mouvements. Après un premier chapitre brillant et volontiers campanaire, où les attaques se prolongent dans une aura d’instruments exotiques, pour ainsi dire, le suivant explore des mystères de frottements, feulements de tams et caresses de peaux, dans une souple magie des timbres. Ce secret du temps, comme le traduit Crumb lui-même (selon le musicologue Laurent Feneyrou dans le texte qu’il signe dans la brochure de salle), se poursuit dans les vaillantes scansions vocales d’un troisième épisode drument percussif, en rituel cordialement sonore. À l’inverse, le dernier mouvement est fait d’effleurements d’une délicatesse inouïe, les solistes – Gilles Durot, Samuel Favre, Jean-Baptiste Bonnard, Emil Kuyumcuyan et Nikolay Ivanov – déposant des cellules vocales chuchotées sur une mélodie orientalisante, réminiscence d’une chose enfouie où se réinvente un timbre apparenté au cymbalum, à la cithare comme au koto. Le mystère – au sens de célébration, quoique sans prétendre aux jeux sacrés d’un Stockhausen, par exemple – se conclut dans une extinction du chant… car, oui, Crumb fait admirablement chanter les percussions ! La dernière fois qu’il nous fut donné d’entendre la musique de l’Étatsunien de quatre-vingt-douze ans, c’était à Karlsruhe il y a trois ans ; il s’agissait de la parabole pour soprano, chœur d'enfants, chœur d'hommes, cloches et orchestre Star-Child que Pierre Boulez avait créé au printemps 1977 [lire notre chronique du 17 avril 2018] : faudra-t-il attendre 2024 pour y goûter à nouveau ? Rien ne justifie l’impasse faite sur ce compositeur.

Bond arrière dans le temps, avec Three places in New England de Charles Ives qui nous occupait il y a peu [lire notre chronique du 8 mai 2021]. D’abord conçu pour orchestre, cet opus fut repensé en version chambriste, avant de faire l’objet de plusieurs révisions. La version de 1929, créée à New York le 10 janvier 1931, est celle retenue aujourd’hui par Matthias Pintscher et l’EIC. On admire les demi-teintes que le chef allemand ménage à The St Gaudens in Boston Common, page difficile qui nécessite un art subtil. Quelques années après les déceptions relatives qui suscitèrent une certaine réserve, s’affirme aujourd’hui une maîtrise indéniable de ce que le matériau peut contenir de plus délicat. Avec sa superposition complexe d’esquisses, Putman’s Camp, Redding, Connecticut rencontre une grande réussite interprétative où les terrains de jeu musical ne sont pas sculptés mais suggérés par le raffinement du dessin, avant la grande foire rythmique conclusive, indescriptible. Dans The Housatonic at Stockbridge, le toucher exquis de Géraldine Dutroncy se caractérise par une rondeur confondante qui laisse émerger les traits de bois, d’intrigante et ineffable tendreté.

Après l’entracte, nous découvrons Prozession, vaste partition conçue par Enno Poppe à partir de 2015, laissée sur le métier lorsqu’elle comptait une dizaine de minutes, puis reprise lors du confinement de mars 2020, en plaine première vague de cette pandémie durablement subie depuis. Créée le 24 novembre 2020 par le compositeur lui-même au pupitre de MusikFabrik, à Tallin, l’œuvre connait ce soir sa première française, dans le cadre du Festival d’automne à Paris qui a souvent programmé la musique de Poppe. Par une savante écriture solistique, Prozession se développe depuis plusieurs duos instrumentaux, générant le grand format au fil d’une périodicité puissante dont la dimension spatiotemporelle s’échappe à jamais. À chaque retour cyclique, le matériau s’intensifie, gagnant peu à peu une puissance invasive. Vers où avance le cortège, à qui ou à quoi s’adresse-t-il ?... peu importe, la procession est palpable pendant près de cinquante minutes. Si son inscription supposée dans le menu Pionniers américains laisse songeur, cet opus creuse opiniâtrement sa place par-delà les contingences programmatiques.

BB