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Gergely Madaras dirige l’Orchestre de Chambre de Paris
inspirations folkloriques chez Béla Bartók et György Ligeti
Après une journée de classe de maître sur le thème Ligeti et l’Afrique, suivie du concert de l’Ensemble Intercontemporain, Ligeti, aux sources du rythme [lire notre chronique de la veille], le Week-end Ligeti 100 continue à la Cité de la musique avec ce nouveau rendez-vous de l’Orchestre de Chambre de Paris, intitulé Inspirations folkloriques. Nous y retrouverons l’influence des musiques subsahariennes dans l’œuvre du compositeur, mais principalement l’attache à son pays d’origine, ou plus précisément à la Hongrie, puisque la notion de pays d’origine est un rien confuse en ce qui le concerne, comme il l’a plusieurs fois rappelé lors des entretiens accordés à la presse.
Né sur le territoire roumain, en 1923, il aborda son art à l’académie de Cluj-Napoca. Sa langue natale fut magyare et sa famille était juive, sans pour autant qu’il en cultivât la tradition : laïc, il ne se considérait pas non plus comme assimilé, puisqu’il n’était pas baptisé. Douze ans après s’être évadé d’un camp de travail allemand (1944), il fuit Budapest lors de la répression communiste de 1956 et rejoint, à Cologne, Stockhausen qui l’hébergera quelque temps. À l’aube des sixties, il s’ancre à Vienne, où il obtiendra bientôt la nationalité autrichienne, tout en enseignant, en langue allemande, à Hambourg et à Stockholm, ainsi qu’aux Ferienkurse für Neue Musik de Darmstadt – Pierre Boulez le disait d’un sourire malicieux : « le Hongrois est un produit qui s’exporte très bien ».
Avant de se tourner vers l’Europe de l’Ouest pendant environ deux décennies, la créativité de Ligeti dut beaucoup à l’enseignement de Sándor Veress, lui-même élève de Bartók et de Kodály, parti pour la Suisse dès 1950. Après Le grand macabre (Stockholm, 1978), l’opéra qu’il conçut à partir de la pièce de Michel de Ghelderode, La balade du Grand Macabre (1934), une crise vient briser cet élan, de sorte qu’il ne compose presque rien pendant plusieurs années avant de réussir, en s’affranchissant de tous les carcans, à surpasser les questions d’esthétique qui bouleversent alors la sphère musicale. La Hongrie revient dès lors dans son imaginaire, comme en témoignent de nombreuses pages dont les Études pour piano que nous réentendrons demain après-midi.
Le programme de la soirée affirme une saine cohérence par l’entrelacs d’opus de Ligeti et de Bartók. C’est avec le grand aîné qu’il s’ouvre, et ses Danses populaires roumaines Sz.68, écrites pour piano en 1915 et adaptées à un effectif chambriste en 1917. Dans une sonorité infiniment généreuse, Gergely Madaras lance la Danse du bâton dont il cisèle ensuite la nuance très finement. À l’onctuosité bénie de la Danse du ceinturon, amorcée par la clarinette de Florent Pujuila, d’une rondeur savoureuse, succède le piccolo poliment incisif de Marina Chamot-Leguay (Danse sur place), la mélancolique Bucsumi tánc revenant à Deborah Nemtanu, violon solo supersoliste de l’OCP, qui lui offre la sonorité idéale, la reprise en tutti développant une quasi-volupté. Passé la Polka si drue, rondement menée, la fête se déchaîne dans la Danse des petits pas dont la dynamique et le relief sont un bonheur à eux seuls.
À Cologne le 8 octobre 1992 était créée la version définitive en cinq mouvements du Concerto pour violon et orchestre de Ligeti – Péter Eötvös dirigeait l’Ensemble Modern et la partie soliste était confiée à Saschko Gawriloff. Ce soir, Carolin Widmann gagne la scène [lire nos chroniques du 29 janvier 2010, du 27 janvier 2011, du 20 mars 2014 et du 10 février 2022, ainsi que de son CD Messiaen]. Au marimba, la doublure des accents de la partie soliste, sur l’oscillation générale, ménage au Vivacissimo luminoso une étrangeté stimulante. Le chemin d’accents et de pizz’ voyageurs fascine, quand la mélopée soliste saisit. La douceur caressante de l’Aria,contrepointé par l’alto de Jossalyn Jensen, avec les effets inouïs des ocarinas, mène, par-delà une insistance presque lyrique, à un bref Intermezzo conclu par précipité rythmique invasif. Lento intenso, la Passacaglia survient dans une nuance infime qui doit beaucoup au savoir-faire du chef hongrois. La cadenza, à la fois redoutablement virtuose et pourtant introspective, de l’Appassionato final récapitule le parcours, sous l’archet souple de Carolin Widmann.
Dans la même ultime décennie du XXe siècle, Ligeti révise son Concert Românesc, une œuvre écrite en 1951 et dont la première version avait vu le jour aux États-Unis en 1971. Dans une pâte prodigue, l’excellent Gergely Madaras, que l’on retrouve avec tant de plaisir [lire nos chroniques du 28 décembre 2015, du 23 juin 2017, du 14 septembre 2018 et du 23 février 2020], soigne la nostalgie dolente de l’Andantino. Joueur en diable, proche d’Enescu par sa virevolte, l’Allegro vivace suspend sa course espiègle dans une tenue de clarinette d’où bientôt s’élève, majestueux, le cor de Pierre-Louis Dauenhauer, installant l’Adagio, rejoint par Guillaume Pierlot au cor anglais. L’anabasis répétée et progressive bénéficie des bons soins d’Ilyes Boufadden-Adloff (hautbois), Liselotte Schricke (flûte) et Fany Maselli (basson). Après le Molto vivace liminaire, la géniale rhapsodie imaginaire de derviches tourneurs magnifie le Presto.
Regarder les dates est souvent parlant : ainsi le Concert Românesc, magnifiquement joué, fut-il écrit onze ans à peine après la création, par Paul Sacher à la tête du Basler Kammerorchester (qu’il avait fondé en 1926), du Divertimento que ce dernier avait commandé à Béla Bartók, ici livré avant l’œuvre du cadet. Les violons tournent incroyablement sur la scansion des violoncelles et des contrebasses de l’Allegro non troppo, d’une souplesse étonnante, comme rarement un orchestre français en est capable, il le faut bien avouer. Sous cette baguette, tonicité et suavité se conjuguent tout naturellement. Le secret du chapitre médian (Molto adagio) est savamment maintenu, quelques saillies douloureuses venant à peine signaler un non-dit très sombre. La vigueur de l’Allegro assai plonge d’autant plus certainement dans une ronde où l’on goûte le phrasé suave de Benoît Grenet au violoncelle, ainsi que l’éminent solo de Deborah Nemtanu.
Un très, très beau concert !
BB