Chroniques

par bertrand bolognesi

Gianandrea Noseda joue deux cantates de Rachmaninov
Chœur de Radio France et Orchestre national de France

Théâtre des Champs-Élysées, Paris
- 8 avril 2010
le chef italien Gianandrea Noseda photographié par Johan Ljungström
© johan ljungström

Personne ne se plaindrait d'un fort beau concert offrant un portrait inattendu de Sergueï Rachmaninov à travers trois pages parmi les moins connues du public, surtout lorsque ces œuvres bénéficient d'une interprétation de grande qualité ! Au centre du programme, le Concerto pour piano en sol majeur Op.40 n°4 par Boris Berezovsky qui le donnait à Metz il y a deux mois [lire notre chronique du 7 février 2010] avec moins de bonheur que ce soir. Car, assurément, son piano chante, cette fois, usant d'une remarquable palette dynamique dès l'Allegro initial, introduisant dans une tendresse nonchalante, infiniment musicale, le Largo central dont il intériorise la pâte cependant généreuse, concluant bientôt l'Allegro vivace final dans le raffinement d'une inventivité toujours en quête, ne heurtant jamais la mélodie même dans ces passages les plus fermes.

Au pupitre, Gianandrea Noseda, ambassadeur dévoué du répertoire russe, au concert comme au disque, révèle la richesse d'écriture de ce concerto, soignant les traits solistiques en toute complicité avec les instrumentistes de l'Orchestre national de France, décidément en bonne forme. On apprécie quelques inflexions plus chambristes que symphoniques, avantageusement antagonistes des débordements habituellement constatés dans les exécutions de cette musique. Sans effets de manches, il joue d'un relief certain, dont la suavité dense des cordes se fait frémissement plutôt que sucrerie. L'on entend rarement aussi clairement les cuivres du premier mouvement. En fait, l'orchestre surprend à maintes reprises, faisant redécouvrir la partition. N'est-ce pas là le secret du plaisir, au fond, même et cependant toujours nouveau ? Autrement dit : la délicate jonglerie entre le procédé attendu dont on est sûr qu'il y mène et le jeu parfois risqué qui consiste à en détourner l'industrie, le décuplant soudain.

De part et d'autres du concerto, deux pages vocales trop peu souvent données. Pour commencer, la cantate profane Le printemps Op.20, conçue par Rachmaninov pour baryton, chœur et orchestre, en à peine deux mois, durant l'heureuse période qui précède le mariage avec sa cousine Natalia. Le poème de Nekrassov (Le bruissement vert) évoque un paysan qui, dans le bonheur de la nature au printemps, pardonne l'adultère à sa femme après l'aveu qu'elle lui en fit. Entre le chanteur et la masse chorale s'instaure d'abord un jeu de personnages sur paysage, et bientôt une imprégnation de la voix de la nature sur l'amour. « Pardonne tant que tu peux pardonner, et que Dieu soit ton juge » vient conclure la lutte intérieure d'un homme qui placera au delà de la faute les notions d'honneur et de fidélité. Gianandrea Noseda profite de la riche épaisseur introductive des cordes comme de soli de bois richement colorés. Les artistes du Chœur de Radio France, préparés par Michael Gläser, s'avèrent d'une saine vaillance et d'un grand impact. La basse Alexeï Tanovitsky livre un timbre chaleureux, expressif, mis au service d'une interprétation sensible.

Pour finir, Les cloches Op.35, imaginées par le compositeur sur la traduction par Balmont du poème de Poe comme suite possible au Printemps, une dizaine d'années plus tard. Cette symphonie chorale pour soprano, ténor, basse, chœur et orchestre sera créée sous sa battue au Théâtre Mariinski, en novembre 1913.

Fasciné par les cloches depuis toujours, Rachmaninov s'ingénia à en imiter l'impédance particulière dans de nombreux passages de ces pages pianistiques. Faire d'elles le personnage principal d'une évocation des âges de la vie – clochettes d'argent des bambins, volées d'or des noces, mâle bronze de la maturité, glas du tombeau – fut source d'un incomparable enthousiasme créateur. D'une formidable précision, le chef ouvre l'exécution dans le tintement clair et joyeux d'un traineau de conte de Noël. On goûte des effets choraux fermement brillants sur de subtiles moires de cordes. Dans le Lento suivant, il déploie des trésors de lyrisme, affirmant la mélopée tendre. On félicitera les cuivres de l'ONF qui servent magnifiquement le Presto où Rachmaninov a osé la discordance d'un bourdon têtu associé à un chœur obstiné sur un motif de cordes (souvenir de Moussorgski ?...). Impressionnant, un Lento lugubre conclut majestueusement ce moment. Si le ténor Kostantin Andreïev convainc peu, le soprano Dina Kuznetsova offre une voix large au phrasé toujours souplement conduit à cette œuvre considérée par son auteur comme la meilleure de toute sa production (écouter l'enregistrement gravé par Nebolsin en 1954, disponible chez Vista Era, pour se convaincre qu'il n'avait sans doute pas tort). L’on retrouve avec un plaisir décuplé Alexeï Tanovitsky au chant tant investi que nuancé.

BB