Chroniques

par gilles charlassier

Giasone | Jason
dramma per musica de Francesco Cavalli

Opéra des Nations / Grand Théâtre (saison hors les murs), Genève
- 25 janvier 2017
Leonardo García Alarcón joue Giasone (1649) de Francesco Cavalli
© gtg | magali dougados

Après Eliogabalo en début de saison à Garnier, c'est à un autre ouvrage de Cavalli que s'attache Leonardo García Alarcón, infatigable défenseur du compositeur vénitien depuis l’Elena d’Aix-en-Provence [lire nos chroniques du 16 septembre 2016 et du 9 juillet 2013]. À Genève il retrouve le Théâtre des Nations dont il avait d'ailleurs étrenné la fosse l'an dernier avec une Alcina où les forces de son ensemble venaient enrichir celles de l'Orchestre de la Suisse Romande [lire notre chronique du 15 février 2016]. Créé au Teatro San Cassiano de Venise pendant le festival de 1649, Giasone adapte le mythe de la Toison d'Or dans un mélange de tragique et de comique très représentatif d'une versatilité de registre que Monteverdi avait déjà illustrée, par exemple dans L'Incoronazione di Poppea, et devint l'un des plus grands succès du seicento, avec une vingtaine de reprises dans la péninsule italienne s'adaptant, au fil des remaniements, à l'évolution du goût du public.

Au milieu de cette profusion de versions, le chef argentin a privilégié l'esprit originel de la partition, d'une irrésistible alacrité théâtrale, perceptible dès le prologue qui oppose Amore et Il Sole (Apollon) après un prélude concis. La vitalité du livret ingénieux dû à Giacinto Andrea Cicognini, sans temps mort, juxtaposant sans relâche les affects contraires, s'appuie entre autres sur une succession de numéros brefs qui ne sauraient s'embarrasser de da capo – que les révisions ultérieures ajouteront. Cette mosaïque est mise en valeur par la remarquable plasticité de la direction musicale, fondant le canevas d'un continuo riche et inventif avec les couleurs de la Cappella Mediterranea, toujours au service de l'expressivité textuelle qu'elle rehausse avec un sens aigu des saveurs et de l'effet, sans négliger de faire entendre les matrices qui nourriront le répertoire lyrique, à l'instar de la scène du sommeil, plus tard source d'inspiration pour Lully. Assurément la maîtrise d’Alarcón atteint une évidente maturité dans la fantaisie débridée de cet opus où armes et politique cèdent devant l'alcôve et les sentiments.

Pastichant habilement les trompe-l’œil baroques avec nuées azurées et descentes des cintres, la scénographie imaginée par Ezio Toffolutti joue de complicité avec le travail de Serena Sinigaglia pour révéler les ressources comiques de machineries tous rouages dehors, que seule vient rendre perplexe une rivalité sans doute involontaire entre ombres des personnages et projections de fantasmi sur la toile de fond. Sans avoir besoin de verser dans d'inutiles excès de vulgarité, costumes et directions d'acteurs instillent une dérision gourmande, entre Amore boudiné, Argonautes façon musculeuses sections d'assaut emmenées par Ercole à la virilité non moins exhibée et autres lascivités explicites.

L'investissement des interprètes prend aisément le relais de la conception proposée, en mêlant avec intelligence les générations. Dans le rôle-titre, Valer Barna-Sabadus affirme un appréciable équilibre entre virtuosité et attention aux mots pour mieux restituer la risible veulerie de l'amant inconstant. Dans son timbre charnu Kristina Hammarström condense la jalousie impulsive de Medea, qui contraste avec la fraîcheur plus naïve de sa rivale, Isifile, confiée à Kristina Mkhitaryan, à laquelle est également dévolue l'intervention augurale du Sole.

Parmi les voix émérites, on saluera l'admirable Willard White, Oreste à l'enquête et Giove solennel, mais sans sérieux hors de propos, où résonne un bronze d'une estimable intégrité. Raúl Giménez possède le ténor de caractère requis pour Egeo, lequel soumet les exigences de l'émission à la peinture du mari délaissé. Quant à Dominique Visse, le contre-ténor n'a cure de l'iniquité des ans et assure une incarnation inimitable de Delfa, la nourrice libidineuse, prenant d'intelligentes libertés avec la consistance altérée de sa tessiture – le français fait également une apparition en Eolo.

Aux côtés du Besso honnête de Günes Gürle et de l'Alinda à la séduction piquante autant que juvénile de Mariana Florès, le plateau offre une tribune à trois membres de la Troupe de Jeunes solistes en résidence dans l'institution genevoise. Outre l'aplomb d'Alexander Milev en Ercole et le mutin Amore de Mary Feminear, on retiendra d'abord l'impayable bégaiement du Demo de Migran Agadzhanyan, auquel reviennent par ailleurs les répliques de Volano. Avec peut-être moins de prestige que Paris, Genève réussit sans doute mieux à rendre justice à Cavalli avec ce Giasone qui dément sans ambiguïté toute momification de l'opéra vénitien du seicento.

GC