Chroniques

par bertrand bolognesi

Gilbert Amy et ses onze prédécesseurs du fauteuil n°4
avec Gilles Bertocchi, Anne Le Bozec, Yan Levionnois,

Lucie Peyramaure, Sahy Ratia, Marina Saïki et Sylvie Vatin
Auditorium André et Liliane Bettencourt / Institut de France, Paris
- 13 novembre 2019
le compositeur Gilbert Amy présente le concert du fauteuil n°4... le sien !
© juliette agnel | académie des beaux-arts

Initiée la saison dernière par Laurent Petitgirard, Secrétaire perpétuel de l’Académie des beaux-arts, la formule de concert autour d’un fauteuil d’académicien est une idée fort intéressante en ce qu’elle propose un vaste panorama de l’histoire de la musique française et, à travers elle, de notre culture en général. Ce parcours du détail, pourrait-on dire dans une acception pictural du terme, couvre plus de deux cents ans de production musicale, depuis le premier compositeur à prendre ici place. Ainsi Gilbert Amy, installé sous la Coupole par son confrère François-Bernard Mâche à l’automne 2014, invite-t-il à (re)découvrir, grâce au concours de sept interprètes, qui furent les onze créateurs auxquels il succède au fauteuil n°4. À ce titre, il présente lui-même la soirée, introduisant chaque pièce qu’on y donne par un bref préambule où propos historiques, musicologiques et artistiques font douces noces avec un discret humour.

En 1816, ce bon fauteuil accueillait Henri Montan Berton (1767-1844), fils et petit-fils de compositeurs, violoniste de talent, pédagogue reconnu, auteur de plusieurs traités – l’anti-rossinien De la musique mécanique et de la musique philosophique (1826) qui bataille hardiment contre Stendhal, par exemple – et musicien apprécié pour ces contributions au théâtre, avec un peu moins d’une vingtaine d’ouvrages lyriques, pour la plupart opéras bouffons. Premier compositeur sous la Coupole, il héritait sa place d’un personnage singulier dans son non-singularité même, l’avocat, comédien et dramaturge Grandmesnil (Jean-Baptiste Fauchard, 1737-1816), pionnier des premiers temps de l’Académie. Le mezzo-soprano Lucie Peyramaure et la pianiste Sabine Vatin gagnent la scène de l’Auditorium André et Liliane Bettencourt. « Tant au loing du roy de mon cœur c’est trop, hélas, languir… » : ainsi s’ouvre Triolets du chastel d’amour, la première des Trois romances avec accompagnement de forté piano ou harpe, d’un intérêt documentaire, avouons-le. La langue ici chantée est une fantaisie littéraire : il s’agirait de poèmes écrits au XVe siècle par une certaine Clotilde de Surville dont il est acquis qu’elle est une invention du début du XIXe, un canular édité en 1803 auquel beaucoup mordirent. L’Allegretto des Stances pastorales est suivi par la berceuse Dors, mien enfantelet, énergique andantino servi d’un voix souple.

Nul besoin de présenter Adolphe Adam (1803-1856) et Hector Berlioz (1803-1869), ce dernier succédant en 1856 au premier, installé en 1844 : ils sont de ces artistes que connaît l’auditoire et le lecteur. Du collégien farceur qui s’amusa fort avec l’ami Eugène Sue l’on ne s’étonnera guère que le talent d’un père professeur de piano au conservatoire de Paris et compositeur lui-même ait glissé vers la légèreté, quoiqu’en pourrait faire accroire Giselle, son fameux ballet romantique de 1841 : Adam est d’abord l’homme de plus d’une quarantaine d’ouvrages lyriques, opéras-ballets, opéras-comiques et opérettes confondus [lire nos chroniques du Chalet (1834) et du Farfadet (1852)]. D’un ténor clair à la verve bien pendue, le jeune Sahy Ratia livre vaillamment Mes amis, écoutez l'histoire, gaudriole extraite du Postillon de Lonjumeau (1836) [lire notre chronique du 30 mars 2019]. On sait la déveine de Berlioz qui mourut sans avoir vue ses Troyens en scène [lire nos chroniques des productions d’Herbert Wernicke, Yannis Kokkos, David McVicar, Michael Thalheimer, Eva-Maria Höckmayr, Lydia Steier, Calixto Bieito et Dmitri Tcherniakov]. Soutenu avec délicatesse par Sabine Vatin, O blonde Cérès nous est offert dans une douceur gracieuse par Sahy Ratia [lire nos chroniques de L’elisir d’amore et de Madama Butterfly].

À la mort de Berlioz, le fauteuil n°4 revient à Félicien David (1810-1897) dont, sous l’impulsion du Palazzetto Bru Zane, l’œuvre ressuscite peu à peu [lire nos chroniques du Quatuor à cordes en fa mineur n°1, d’Herculanum, Lalla Roukh, Christophe Colomb et Le désert, ainsi que notre entretien avec Alexandre Dratwicki]. Nous retrouvons l’excellent Yan Levionnois, applaudi récemment dans un opus de Gilbert Amy [lire notre chronique du 6 novembre 2016] dans Le souvenir pour violoncelle et piano (1854) dont il magnifie la dolente inflexion par un son généreux, accompagné par le phrasé subtil d’Anne Le Bozec. Bien que cette page ne le soit pas, David s’est volontiers montré orientaliste, courant que ne désavouerait pas son cadet Ernest Reyer (1823-1909), voyageur lui aussi, à travers le ballet Shâkountalâ (1858), l’opéra La statue (1861), inspiré par Les mille et une nuits, et son dernier grand opus scénique, Salammbô (1890) [lire notre chronique du 30 septembre 2008], dont Lucie Peyramaure chante l’air Ah ! Qui me donnera, comme à la colombe, des ailes.

Âgé de soixante-quatre ans, atteint d’une surdité toujours plus effective depuis six ans, Gabriel Fauré (1845-1924), alors directeur du conservatoire de Paris, est élu à l’Institut en 1909. Sa Sonate pour violoncelle et piano en ré mineur Op.109 témoigne d’un style tardif (1917) plutôt dépouillé. Nous en entendons le premier mouvement, Allegro à l’impédance encore romantique, sous les doigts d’Anne Le Bozec et l’archet d’Yan Levionnois. Avec Alfred Bruneau (1857-1934), le naturalisme d’Emile Zola fait son entrée en musique à l’Académie : l’écrivain inspirerait au musicien quelques huit opéras, dont Le rêve (1891) et L’attaque du moulin (1893) demeurent les seuls de ses œuvres que retint la postérité. Gilles Bertocchi et Sabine Vatin donnent la Romance pour cor et piano de 1883, puis la Villanelle publiée chez Durand en 1906 par Paul Dukas (1865-1935) qui ne connut que très brièvement le Quai Conti [lire nos chroniques de l’opéra Ariane et Barbe-Bleue à Paris, Barcelone, Strasbourg et Toulouse, ainsi que nos recensions des ouvrages de Bénédicte Palaux-Simonnet, Simon-Pierre Perret et Marie-Laure Ragot, des Écrits du compositeur lui-même, de sa Correspondance et de l’enregistrement de ses Musiques du prix de Rome]. Les deux pianistes de la soirée sont réunies à quatre mains pour Heidelberg, Koblenz, Werder, trois des huit Reflets d’Allemagne conçus par Florent Schmitt (1870-1958), en 1905. Du Lorrain, installé sous la Coupole en 1936, nous goûtons une veine drue dont l’interprétation rend compte avec autant de sensibilité que de vigueur.

Une modernité intermédiaire est représentée par le Normand Emmanuel Bondeville (1898-1987), au fauteuil n°4 à partir de 1959, puis Secrétaire perpétuel en 1964, enfin Secrétaire perpétuel d'honneur durant les derniers mois de sa vie. De fait, les consciences se souviennent plus de sa carrière à la tête d’institutions radiophoniques, puis comme directeur de l’Opéra national de Paris, de 1950 à 1969, autant de charges dont le temps requis a grevé un catalogue resté plutôt court. Vive comme une patte de chat joueur, la jeune pianiste d’origine japonaise Marina Saïki cisèle brillamment son approche des Trois pochades de 1923 où le souvenir de Debussy s’encanaille à ceux de Milhaud et Sauguet. En 1989, Serge Nigg (1924-2008) prend place, « un homme fort cultivé et doté d’un humour féroce, que j’appréciais malgré nos désaccords certains sur la musique contemporaine », précise Gilbert Amy « dont les élèves en orchestration au conservatoire de Paris ont unanimement salué la rigueur et le professionnalisme de son enseignement. Je suis fier d’avoir succédé à cet homme intègre et ce musicien raffiné ». En 1948, le soprano Irène Joachim créait en l’Abbaye de Royaumont Quatre Mélodies sur des poèmes de Paul Éluard que font entendre Lucie Peyramaure et Sabine Vatin. On en perçoit d’emblée le dodécaphonisme – il s’insurgerait deux ans plus tard contre cette technique contraignante dont il avait commencé par admirer le rigoureux garde-fou – joliment servi par l’intonation parfaitement fiable de la chanteuse.

Il est 21h50, le temps de faire sonner la musique de Gilbert Amy. Il a choisi Mémoire pour violoncelle et piano (1989), une page où se condensent trois parties solistes tiréesde son Shin'anim sha'ananim pour contralto, clarinette, violoncelle et orchestre (1979). Yan Levionnois et Anne Le Bozec s’en font les champions inspirés. La scansion d’un motif carillonné ouvre la voie à un chant d’abord timide, puis de plus en plus lyrique. Et la faconde tour à tour intime et virtuose du compositeur d’alors s’imposer, magistrale [lire nos chroniques du portrait que le Théâtre du Châtelet lui consacrait en 2004, des Quatuor à cordes n°3, Litanies pour Ronchamp, L’Espace du Souffle, Choros, En trio et Concerto pour violoncelle].

BB