Chroniques

par françois cavaillès

Giovanni Battista Pergolesi
Adriano in Siria, dramma per musica (concert)

Capella Cracoviensis, Jan Tomasz Adamus
Opéra royal, Château de Versailles
- 4 décembre 2015
l'excellent contre-ténor russe Artem Krutko chante l'Adriano de Pergolesi
© andreï golubev

Un opéra seria somme toute peu connu, donné en version de concert et sans sous-titrage, voilà comment la soirée comporte, pour les interprètes et le public, un certain défi... Aurons-nous un spectacle véritablement vivant ? La musique seule, mâtinée de poésie italienne du XVIIIe siècle – certes signée du grand Métastase [lire notre critique de l’ouvrage d’Olivier Rouvière] –, saura-t-elle nous ravir en débrouillant l'écheveau des grandes mésaventures de cœur et de pouvoir autour de l'empereur romain Hadrien, pendant près de trois heures ? Affirmative, la réponse fuse dans l'intimité de l'Opéra royal, avec Adriano in Siria, dont le charme et la puissance renforcent le renom du compositeur Pergolèse.

Passé l'Ouverture soulignant surtout la nature baroque de la Capella Cracoviensis dirigée par Jan Tomasz Adamus, que caractérisent ces cuivres très légers (deux cors à l'extrémité droite de l'ensemble), puis encore l'entrée en matière douce et sensible de l'excellent contre-ténor russe Artem Krutko (Adriano), la musique de Pergolèse, urgente, tendue et majestueuse dans la reprise de la sinfonia initiale, gagne toute notre faveur. Elle vient ponctuer à merveille les strophes du récit, comme de courtes vagues sur le rivage ou de gigantesques respirations (mimant ainsi, au premier acte, la fureur d’Osroa, roi des Parthes, tel le vent dans les feuilles du « chêne robuste »).

Revenant bien souvent au thème de l'amour plus qu'à celui de la guerre, la partition réserve des airs superbes. Aux contre-ténors, tout d'abord. Artem Krutko [photo] se lance le premier, d'un bel élan, en qualité comme en créativité, puis le très réputé Franco Fagioli (Farnaspe, prince parthe) entame une formidable parade, en grand spécialiste du répertoire du castrat vedette Caffarelli, créateur du rôle à Naples, en 1734. La colère est pour lui un habile jeu de comédien, au service d'une poésie remarquable :

« Je sentirais dans mon cœur
De la pitié pour ta honte
Plus que pour ma douleur
».

Et vite, dès l'air suivant, ses fort spectaculaires vocalises alliées à des effets de distance ou d'écho par l'orchestre, il déclenche un tonnerre d'applaudissements. L'amour est chanté sur un mode plutôt comique et délicieux, frisant même l'opéra buffa ! Le chef-d’œuvre de Pergolèse, La serva padrona, intermezzo créé un an plus tôt (1733), n'est pas loin.

Tout aussi agréable, le mezzo-soprano Romina Basso (Emerina, princesse parthe prisonnière d'Adriano) s'empare de l'air Prigioniera abbandonata avec l'empathie, la pitié et le beau timbre saisissants, et mieux encore, d'une passion troublante, à voir ses traits s'affliger au milieu de la sérénité instrumentale, tout au bord de la lamentation. Jusqu'au bout d'une performance de choix, la retenue de l'interprète l'emportant sur l'impudeur napolitaine à l'origine du rôle, Romina Basso semble habitée par le tragique d'Emerina. D'une tenue plus merveilleuse, avec plus de fraîcheur et un allant opératique aérien, le jeune soprano bachkire Dilyara Idrisova est une révélation en Sabina, fidèle amante d'Adriano. Le sage public versaillais fond également pour elle, juste avant de porter aux nues Franco Fagioli et son duo avec le hautbois concertant de Magdalena Karolak (« On entend parfois le rossignol »). Au seuil de la perfection survient l'entracte.

Aux deux actes suivants, le lyrisme toujours très vivant parvient à surmonter la légère monotonie, inévitable, provoqué par le va-et-vient assez systématique des chanteurs, un à un, des coulisses au pupitre, tels en radiophonie. À noter qu’avec Quell'amplesso e quel perdono, andante mélodique à souhait, Romina Basso nous mène avec grande justesse vers la musique religieuse où brille Pergolèse, encore ! Le talent du compositeur dépasse largement le joyeux triomphe, chanté en chœur, à la toute fin d’Adriano in Siria [lire notre critique DVD de la production filmée à Jesi]. Coup de théâtre, clin d’œil... Ce petit moment de bonheur total offert au public demeure une solide promesse pour l'auditeur de demain, par-delà la tombe du pauvre jeune homme emporté par la tuberculose à vingt-six ans.

FC