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Chroniques
Giulio Cesare in Egitto | Jules César en Égypte
opéra de Georg Friedrich Händel
Pour avoir écrit à plusieurs reprises la difficulté de mettre en scène les opéras de Händel, difficulté vérifiée par de nombreuses mauvaises rencontres qui n’incriminent cependant pas forcément leurs auteurs, l’on saluera d’autant plus la réussite de ce Giulio Cesare in Egitto par Emilio Sagi. Toujours proche du texte, voilà un travail qui n’a jamais à rebondir de trouvailles en effets pour retenir l’attention du spectateur. Nimbant le regard dans une Egypte discrètement évoquée par une esthétique qui distingue strictement Rome de l’Orient, l’on n’y croise nulle revendication d’une authenticité prétendument baroque, sans pour autant que le spectacle s’ingénie à d’acrobatiques actualisations. L’équilibre qu’il maintient entre nos facultés modernes de perception, les non moins modernes capacités de jeu des acteurs et les contingences de l’ouvrage est alors magnifié par une manipulation élégante des symboles.
De fait, si le grand Pompée n’y perd la tête que de sa statue, sans représentation plus choséique, l’image en devient plus signifiante encore. De même son fils extrait-il du marbre une longue soie rouge dont il se drape, se baignant dans le sang qu’il lui faut venger, tant pour être digne de sa naissance que pour affirmer sa jeune virilité face à une mère violemment convoitée par deux ennemis qui, à ce titre, vus d’un œil romain, ne sauraient être tout à fait humains ; le geste de relever le voile du deuil s’inscrit naturellement dans ce préalable.
Une sensualité exotique traverse, comme il se doit, les trois actes de Haym : lumières d’Eduardo Bravo réalisées par Alfonso Bravo soulignant des nacres où miroitent des ocres à soupçons rosés, suivantes aux atours sophistiqués qu’une main amoureuse ne saurait aborder qu’en un rituel mystérieux, givre sableux de torses à la masculinité offerte, blancheur ombrée des plis en corolles de jupes livrant les jambes des unes et des autres à de prometteuses transparences, les atours imaginés par Jesús Ruiz Moreno (qui signe également le décor) charment le public et détournent peu à peu César d’une possible attirance pour Cornelia, la belle veuve. Sans poser véritablement la question, l’omniprésente séduction de l’étrange de l’étrangère suggère avec la grâce d’une fragrance légère cette vue possible de l’ardeur du conquérant.
En termes de distribution, les conventions d’un autre âge ne satisfont pas toujours aisément l’appréhension d’aujourd’hui, si ce n’est, le plus souvent, à flatter un auditoire prétendument cultivé. Aussi se réjouira-t-on, en toute simplicité, de ce que les rôles soient ici précisément identifiés sexuellement. Si l’on ne s’en étonnera guère pour Giulio Cesare, la chose était moins aisée en ce qui concerne Sesto, confié dès la création à une femme et dont l’écriture laisse difficilement présager qu’un sopraniste s’en accommode. On se réjouit de choix qui rendent simplement naturelles les présences (avec tout ce qu’un tel mot peut encourir de réserves en matière de théâtre).
D’un timbre clair au service d’un chant toujours précis sans affectation, Yannis François donne un ferme Curio dont la présence attachante répond idéalement au Nireno sympathique de Florin-Cezar Ouatu. On retrouve l’Achilla de Riccardo Novaro (entendu l’an dernier à Nancy), bénéficiant d’une généreuse pâte vocale et d’une confortable égalité de l’émission sur l’ensemble de la tessiture. Habitué du rôle de Tolomeo (Glyndebourne, Marseille), Christophe Dumaux en livre une incarnation nerveuse et toute en démonstration, tant dans le chant que dans le jeu ; certes, le personnage commence par impressionner, mais sans grande portée, au fond. Musicalement, l’uniformité laisse l’oreille sur sa faim. Charlotte Hellekant donne une Cornelia émouvante, amplement phrasée, parfois un rien instable, cependant. La Cleopatra d’Elena de la Merced s’avère luxueusement projetée dans les récitatifs, fort souple dans les airs. Ce chant soigné gagnera à prendre le risque de la nuance au dernier acte, avec le tant attendu Piangerò la mia sorte, pleinement musical. Après un début malaisé, Andreas Scholl impose un Cesare crédible, malgré un grave peu solide. On goûte une nouvelle fois, dans cette partie qu’il a beaucoup chantée, les attaques moelleuses dont il a le secret, la pertinence d’un baryton poitriné dans la colère du premier acte (procédé dont il n’abuse pas), la grâce indéniable de la ligne de chant et l’art de la nuance, tout en regrettant qu’à ces belles qualités ne répondent pas un charisme dramatique plus évident.
Enfin, le Sesto de Max Emanuel Cenčić laisse pantois ! Vaillante, sûre, expressive et sensible, voilà une incarnation surprenante et enthousiasmante. La conduite de la voix est remarquable, la gestion de la nuance d’un raffinement indicible et toujours au service de la dramaturgie, tandis qu’une musicalité allant de soi domine chaque phrase, dessine discrètement les modulations, habite l’ornementation. Si la maîtrise est extrême, l’artiste n’en use que dans le cadre du personnage auquel il imprime une présence scénique fascinante d’humanité et d’émotion.
En fosse, la rencontre des musiciens de l’Orchestre de Chambre de Lausanne et de leurs instruments modernes avec un chef qui, habituellement, travaille avec des répliques d’instruments anciens, démontre qu’une utilisation éclairée desdits instruments peut mener à une interprétation respectueuse et ingénieuse d’une partition baroque. Ottavio Dantone conduit un Giulio Cesare jamais heurté, se gardant d’accuser trop les contrastes, dont il cisèle la dynamique délicate avec une élégance toute de souplesse.
BB